Ce temps-là, le premier XIXe siècle, était particulièrement propice à l’étude de l’histoire. Après les événements inouïs qui, entre 1789 et 1815, avaient bouleversé la France et l’Europe, il appartenait à la génération nouvelle de rendre raison de ce qui s’était passé – comment en était-on arrivé là ? – et de comprendre le monde dans lequel elle entrait, afin de pouvoir y agir. Pour cette jeunesse libérale, au sein de laquelle Guizot faisait figure d’aîné, l’accès à la politique s’était refermé avec le durcissement de la Restauration. Augustin Thierry, Thiers, Mignet, Michelet se dirigèrent alors vers l’histoire, qui bien mieux que la philosophie apparaissait désormais comme l’instrument efficace de connaissance du monde, de la société et de l’homme lui-même. Lorsque, après une interruption de cinq ans, Guizot reprit son cours à la Sorbonne en 1820, il le consacra à l’histoire des origines du gouvernement représentatif, ce qui n’était pas sans lien avec la politique du moment, et, lorsqu’il retrouva en 1828 la chaire dont il avait été écarté en 1822, il choisit de traiter de l’histoire de la civilisation, en Europe puis en France. Là encore, il s’agissait de montrer, en toute rigueur intellectuelle, comment les sociétés occidentales, française au premier chef, s’étaient au cours des siècles constituées en nations et dotées d’institutions propres à soutenir leur émancipation. Le concept d’histoire de la civilisation, dont Guizot est à juste titre considéré comme l’inventeur, se révéla particulièrement pertinent : « Elle est », disait-il alors devant des étudiants subjugués, « le résumé de toutes les histoires ; il les lui faut toutes pour matériaux, car le fait qu’elle raconte est le résumé de tous les faits. » De l’histoire totale, en quelque sorte.
Les Révolutions
Comme ses collègues et amis historiens, Guizot était obsédé par la question de la Révolution française, qui l’avait atteint personnellement à travers l’exécution de son père. Mais, à la différence de Mignet, de Thiers, plus tard de Tocqueville et de Michelet, il n’en traita pas directement, choisissant le détour de l’Angleterre. Dès 1823, il entreprit d’étudier comment le gouvernement représentatif, autrement dit la monarchie constitutionnelle, s’était développée et donc comment la révolution avait réussi en Angleterre entre 1640 et 1688 alors qu’elle avait échoué en France entre 1789 et 1815. À cette entreprise, Guizot consacra six volumes dont la publication s’étale de 1826 à 1856, sans compter d’autres publications connexes, dont la principale est le Discours sur l’histoire de la Révolution d’Angleterre, rédigé en 1849 et placé en tête d’une réédition des premiers volumes en 1850, l’un des textes d’histoire politique les plus puissants de notre littérature dont voici les premières phrases : « Je voudrais dire quelles causes ont donné en Angleterre à la monarchie constitutionnelle, et dans l’Amérique anglaise à la république, le solide succès que la France et l’Europe poursuivent jusqu’ici vainement, à travers ces mystérieuses épreuves des révolutions qui, bien ou mal subies, grandissent ou égarent pour des siècles les nations. »
Gouverner et savoir
Ainsi, chez Guizot, l’histoire et la politique ne sont jamais éloignées l’une de l’autre. Elles font cependant chambre à part, et jamais il n’instrumentalisa l’une au profit de l’autre, de même que l’homme d’Etat n’absorba pas l’historien : ce fut parfois plutôt le contraire. Son action gouvernementale le prouve : certes, c’est dans le souci de légitimer la monarchie de Juillet et de la rattacher à la continuité nationale qu’il favorisa l’étude de l’histoire de France, mais c’est en historien qu’il agit dans ce sens, en fournissant la matière et les moyens de l’entreprise. Déjà entre 1823 et 1826 il avait dirigé la publication d’une Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au XIIIe siècle qui comptait vingt-neuf volumes de traduction aujourd’hui encore très utiles. Ministre de l’Intérieur en 1830, Guizot obtient la création d’un poste d’inspecteur général des monuments historiques, confié à Vitet puis à Mérimée. Trois ans plus tard, ministre de l’Instruction publique, il patronne la fondation et le développement d’une Société de l’Histoire de France, qu’il présidera à partir de 1866 succédant à son ami Barante, et dont l’objet est de « populariser l’étude et le goût de notre histoire nationale dans une voie de saine critique, et surtout par la recherche et l’emploi de documents originaux. » Et de fait la Société, qui existe toujours, a publié des documents aussi considérables que, dès 1841, l’intégralité des procès de Jeanne d’Arc, avec toute la rigueur scientifique possible. Mais l’histoire nationale était, à tous égards, une affaire trop importante pour la laisser entre les mains de la seule initiative privée. L’Etat y était directement intéressé : « Au Gouvernement seul », écrit en 1833 le ministre de l’Instruction publique Guizot dans un rapport au roi, « il appartient de pouvoir accomplir le grand travail d’une publication générale de tous les matériaux importants et encore inédits sur l’histoire de notre patrie. » Les députés votèrent les crédits nécessaires au lancement de cette opération d’une ampleur sans précédent. Puis le ministre institua auprès de lui, en juillet 1834, un « Comité chargé de diriger les recherches et la publication de documents inédits relatifs à l’histoire de France », qui existe encore aujourd’hui sous le nom de Comité des travaux historiques et scientifiques. Le ministre le préside es qualité, entouré de onze membres parmi lesquels Villemain, Daunou garde général des Archives du royaume où Guizot a nommé Michelet chef de la section d’histoire, Mignet et Vitet, et aussi de purs savants comme Champollion-Figeac et Guérard. La plupart d’entre eux appartiennent aussi au conseil de la Société de l’Histoire de France, appelée, ainsi que d’autres sociétés savantes, à travailler de concert avec le ministère. Tout un plan de repérage, de collecte, d’inventaire et de publication des documents dignes d’intérêt fut élaboré. Augustin Thierry, lié d’amitié avec Guizot, fut chargé de diriger la collection des chartes concédées aux communes et aux corporations médiévales, afin de « mettre dans tout leur jour les nombreuses et diverses origines de la bourgeoisie française, c’est-à-dire les premières institutions qui ont servi à affranchir et à élever la nation. » L’idéologie n’était pas loin, mais les publications, parues dès 1835, répondaient aux exigences de l’érudition. La même année, Guizot créa un second comité, « chargé de concourir à la recherche et à la publication des monuments inédits de la littérature, de la philosophie, des sciences et des arts considérés dans leurs rapports avec l’histoire générale de la France. » C’était faire de l’histoire de la civilisation un programme de gouvernement. Victor Cousin, Mérimée, Victor Hugo, Sainte-Beuve furent appelés à en faire partie. Ainsi Guizot, pédagogue aussi en politique, s’attachait-il à créer de la mémoire nationale, non par des commémorations, mais par l’exercice de l’esprit scientifique.
De la rigueur scientifique
Cet esprit scientifique, en fonction des moyens de l’époque, était bien sa marque de fabrique historique, bien plus que chez Augustin Thierry ou Michelet, moins rigoureux et plus passionnés. La note de bas de page, c’est-à-dire la référence aux sources, Guizot la pratique très tôt, à une époque où elle n’est pas encore de rigueur même dans les ouvrages sérieux. L’apparat critique de l’Histoire de la Révolution d’Angleterre est à cet égard un modèle du genre. Guizot recourt autant qu’il le peut aux documents de première main, qu’il se procure grâce au réseau de plus en plus étendu de ses relations. Il tient sa bibliographie très à jour, avec le souci d’utiliser l’édition la plus récente ou la plus fiable. Même l’Histoire de France racontée à mes petits-enfants montre qu’il connaît et utilise les travaux les plus récents.
Cette exigence de précision et d’information répond à la conception même qu’il se fait de l’histoire, composée, écrit-il en 1828, de trois éléments : « Les faits proprement dits, extérieurs, matériels ; les forces et les lois naturelles, générales, immuables, d’après lesquelles les faits se lient et se modifient ; les actes libres de l’homme lui-même, la vie morale des individus au sein de la vie sociale du genre humain. » Il s’ensuit chez lui un déterminisme qui, sans être mécaniste, recherche bien davantage dans les forces profondes qui travaillent les sociétés que dans les accidents conjoncturels ou les caractères individuels les causes de l’histoire des hommes en société. « L’histoire vraiment publique, écrit-il, c’est celle des hommes qui n’ont point d’histoire », ce n’est pas principalement celle des grands hommes, parmi lesquels Guizot n’en distingue vraiment que quatre : Charlemagne, Cromwell, Washington surtout sur lequel il a écrit un essai, et Napoléon. Attentif aux facteurs économiques et sociaux au point d’apparaître aux yeux de Marx comme l’historien de la lutte des classes, Guizot n’est pas loin non plus de ce qui sera bien plus tard l’histoire des mentalités lorsqu’il écrit, à propos de l’époque mérovingienne : « Ces croyances du berceau des peuples, ces monuments de leur vive et naïve crédulité sont-ils moins curieux à étudier que les événements clairs et certains de leur carrière politique ? Ces fables nous instruisent de l’état des esprits et des mœurs bien mieux que ces chroniques sans miracles, où rien ne se trouve si ce n’est quelques dates et quelques noms. » Le déterminisme – on dit à l’époque le fatalisme – qui anime la pensée de ce chrétien convaincu le conduit à écarter tout intervention providentielle dans l’évolution des collectivités humaines : l’histoire telle qu’il l’expose et l’analyse ne répond à aucun projet divin qui soit discernable, même s’il existe sans doute. Les événements portent en eux-mêmes leur propre explication, et c’est pourquoi l’histoire est un domaine accessible à l’intelligence et à la raison.
Aussi Guizot, soucieux de démonter et démontrer l’enchaînement nécessaire des causes et des effets, n’est-il pas un conteur. Il délivre des leçons d’histoire bien plus qu’il ne développe un récit destiné à distraire et à plaire. Ce n’est pas qu’il soit inapte à l’art du portrait, ni qu’il néglige la description des groupes, des lieux, et aussi des sentiments. Il est capable d’entrer dans les détails, de narrer une anecdote, de restituer un dialogue. Mais jamais il ne cède à la tentation de l’ornement qui mène à la fiction. Son style, parfois heureux en formules, est toujours maîtrisé et ne verse pas dans l’exaltation. L’exigence de clarté, avant tout, le conduit.
Conclusion
L’influence de Guizot historien fut immense : Michelet, Tocqueville, Marx, Taine reconnurent leur dette envers lui, et il amena à l’histoire nombre de jeunes gens, qu’ils aient été ou non ses étudiants de 1828, comme lui écrivait Montalembert avec gratitude. Il fit entrer dans l’âge moderne la conception et la pratique de l’histoire, et dota la France d’institutions d’histoire et de mémoire sur lesquelles elle vit encore. « Dût cette assertion paraître paradoxale en notre temps trop hostile à Guizot », écrivait Camille Jullian en 1897, « c’est lui peut-être qui, sans y réussir toujours, a fait le plus heureux effort pour n’être jamais qu’historien. »