[Pour accéder à l’article en format pdf, cliquer ici. Pour le lire en ligne, suivre le cours des pages dans la navigation.]
Ainsi, c’était sur un montant substantiel de 60 000 francs, payables pour chaque titre un tiers à la remise des textes et le reste en vingt-quatre mensualités, que Pierre-Paul Didier s’était engagé. Échaudé par l’expérience, il se fit reconnaître la préférence pour tout recueil à venir d’œuvres politiques, ainsi que pour une nouvelle édition de l’Histoire de la civilisation lorsque Guizot aurait récupéré les droits cédés à Victor Masson. En fait, il prit les devants, faisant montre d’un dynamisme jusqu’alors insoupçonné : vraisemblablement au début de 1853, il se fit céder par Masson, dans des conditions inconnues de nous, les stocks des quatre titres publiés par ce dernier entre 1849 et 1851, mais surtout le contrat d’édition des volumes 1 à 4 de l’Histoire de la révolution d’Angleterre[1], avec le consentement de l’auteur qui interrogea au préalable Lenormant sur les conditions exactes dans lesquelles, en 1848, Masson avait été préféré à Didier ; il lui fut répondu que ses instructions avaient été scrupuleusement respectées[2]. La voie était ouverte pour reprendre ce grand chantier au 35 quai des Augustins. Rue de la Ville-L’Evêque et surtout au Val-Richer, Guizot y travaillait désormais d’arrache-pied. Des brouillons, surchargés de ratures et de modifications, attestent que Guizot a mené ligne par ligne la négociation. De son côté, Didier s’inquiète de l’annonce d’une publication prochaine dans la Revue contemporaine d’un fragment de l’ouvrage à venir, comme Guizot l’avait fait un an plus tôt avec un extrait intitulé « Cromwell sera-t-il roi ?[3] » La pré-publication de bonnes feuilles dans la presse, dont Guizot était coutumier et qui remplaçait les lectures dans les salons, était-elle un instrument efficace de promotion ? La discussion n’est encore aujourd’hui pas close. Enfin, le 10 mai 1853, l’auteur et l’éditeur signèrent un accord d’une minutieuse précision. Est d’abord rappelée la substance du traité conclu le 24 novembre 1848 entre Guizot et Masson et la façon dont il a été exécuté ; puis les deux parties prennent acte de la substitution entière et complète de Didier à Masson, dont il s’ensuit que Didier publiera les troisième et quatrième volumes de l’Histoire de la révolution d’Angleterre et versera à l’auteur les 20 000 francs inscrits au contrat Masson. A titre dérogatoire de ce contrat, Guizot, « en raison de la considération personnelle qu’il a pour M. Didier et uniquement dans la vue de l’obliger », – l’amour-propre de Didier a dû une nouvelle fois souffrir de cette pose avantageuse – consent à ce que le paiement s’effectue non pas comptant à la remise de l’ensemble du texte, mais par le versement de 4 000 francs à la remise du manuscrit de chacun des volumes 3 et 4, suivis de douze versements mensuels de 1 000 francs commençant cinq mois après de la remise du manuscrit du dernier volume. Il est constaté que la remise du manuscrit du volume 3 et le versement de l’acompte de 4 000 francs ont eu lieu. Ainsi le persévérant Didier renouait avec une publication qu’il avait prise à son compte en 1840. De fait, les deux volumes formant l’ « Histoire de la République d’Angleterre et de Cromwell (1649-1658) », deuxième partie de l’Histoire de la révolution d’Angleterre, parurent en mars 1854, simultanément à Paris et à Londres.
Alors commencèrent les grandes manœuvres pour la publication de la suite et fin de cette Histoire commencée trente ans plus tôt. La discussion fut d’une âpreté extrême, d’autant que, le 15 octobre 1855, Guizot devait récupérer la propriété de l’Histoire de la civilisation, cédée comme on l’a vu à Masson en 1848, et que Didier, fort de son droit de préférence, convoitait également. Editeur et auteur menèrent pendant plusieurs semaines un bras de fer dont le second, pour finir, sortit plutôt à son avantage. Le 2 février 1855, Didier, dans une lettre à Génie déjà citée, récapitula les griefs qu’il avait amassés : mise à l’écart grossière et injustifiée en 1848 pour l’Histoire de la révolution d’Angleterre, dépouillement scandaleux de ses droits sur l’Histoire de la civilisation, procès coûteux avec Brière sur les Origines du gouvernement représentatif, volume des Études biographiques payé en réalité deux fois, tout cela appelait des compensations ; puis venait le moment des propositions. Sachant que les offres d’autres éditeurs dont Génie a fait état témoignent d’ « une ignorance complète de l’économie de l’affaire », il offrit 10 000 francs pour chacun des cinq volumes devant mener le récit de la révolution d’Angleterre de 1660 à 1688, en ajoutant 5 000 francs pour le cours d’histoire de 1812. Mais Guizot ne l’entendait pas ainsi. Conversations, brouillons de contrats, visites se succédèrent. Enfin, le 14 avril, Guizot écrivit à Didier une lettre officielle, rappelant la clause de préférence qu’il lui avait consentie à conditions égales, et l’informant des offres qui lui étaient faites par des concurrents : 40 000 francs pour les cinq volumes des 3e et 4e parties de l’Histoire de la révolution d’Angleterre tirés à 5 000 exemplaires, et 15 000 francs pour chaque édition suivante tirée à 3 000 exemplaires ; pour la nouvelle édition des cinq volumes de l’Histoire de la civilisation, un franc par volume in-8° et 50 centimes pour le format in-12°, sans indication de tirage. Didier était-il disposé à s’aligner ? Il lui était demandé de « répondre sans retard ». En bon tacticien, l’éditeur répondit à côté. Il rappela à Guizot leur tout récent entretien « que vous semblez avoir complètement oublié ». Pour les cinq volumes de la révolution d’Angleterre, l’éditeur offrait 50 000 francs, l’auteur en réclamait 60 000, sans mention de tirage, donc forfaitairement. Pour compenser ses déboires, Guizot offrait à Didier 1 000 exemplaires de l’Histoire de la civilisation non rémunérés, lui en demandait 5 000. Au fil de la discussion, on s’était entendu sur les 60 000 francs et Didier rabattait ses prétentions à 3 000 exemplaires. Depuis, silence de Guizot. Didier dès lors s’abstient de répondre à la lettre du 14 avril, dans l’espoir « que vous reviendrez sur l’intention que j’observe avec chagrin dans votre nouvelle proposition, celle de rompre avec moi »[4].
La corde sensible n’était pas de celles dont il fallait jouer à l’oreille de Guizot. Le dimanche 22 avril, Guizot exigeait que Didier réponde dès le lendemain à Génie par oui ou par non sur l’exercice du droit de préférence. En fait, les négociations durèrent toute la semaine, et le samedi 28 avril, Guizot se fâcha : « Faites savoir à Didier qu’il faut que tout soit fini lundi prochain, avant 1 heure, d’après mes dernières conditions, ou par un oui ou un non positifs (…) Je ne changerai pas un iota et je n’attendrai plus un jour. » Il dut attendre encore un peu, et c’est le 12 mai que furent signées deux conventions distinctes. Par la première, Guizot cédait à Didier pour douze années « la jouissance exclusive », « comme chose lui appartenant en pleine et entière propriété » et dont il « exploitera la publication et la vente de la manière qu’il jugera le plus conforme à ses intérêts », les troisième et quatrième parties de l’Histoire de la révolution d’Angleterre formant ensemble cinq volumes. Les formules utilisées, inhabituelles, paraissent renforcer les droits de l’éditeur, qui obtient aussi la clause de préférence à l’issue de la durée de la cession. En réalité, l’auteur était bien servi. D’abord, il obtenait la réserve de ses droits pour toutes les langues étrangères, et pas seulement anglaise comme à l’accoutumée. Ensuite, le nombre d’exemplaires d’auteur était porté à cent. Enfin, le prix de 12 000 francs par volume, payables pour chacun 5 000 francs à la remise du manuscrit et le solde en six échéances trimestrielles suivant la publication, était confirmé. Notons que la stabilité des prix et de la monnaie de l’époque permettait cet étalement des versements sous forme de billets à ordre, formule appréciée de l’éditeur pour des motifs de trésorerie et de l’auteur pour la visibilité et la régularité de ses revenus. Le manuscrit du premier volume de la troisième partie était terminé, et le deuxième en cours d’écriture. Tous deux parurent en février 1856, et peu après à Londres chez Richard Bentley, demeurant 8 New Burlington Street, dans une traduction d’Andrew Scoble considérée comme défectueuse[5]. Mais la quatrième partie ne devait jamais être écrite. Les six volumes qui constituaient désormais l’édition définitive de l’Histoire de la Révolution d’Angleterre furent exploités continûment par Didier puis par son successeur Émile Perrin jusqu’en 1884.
La seconde convention du 12 mai 1855 portait sur l’Histoire de la civilisation en Europe et en France, dont la jouissance était garantie à Didier dans les mêmes termes que pour l’autre contrat, mais cette fois sans limitation de durée. L’ « indemnité » – terme inusité – due à l’auteur s’élèvera à un franc par volume in-8° et cinquante centimes en in-12°, comme l’avait demandé Guizot dans sa lettre du 15 avril, arguant d’une proposition analogue. Cependant l’auteur, « prenant en considération le trouble qui a pu être apporté à M. Didier dans l’exploitation de son Histoire des origines du gouvernement représentatif », abandonnait ses droits sur 2 000 exemplaires in-8° de l’Histoire de la civilisation, ce qui représentait tout de même 10 000 volumes, et donc 10 000 francs. Didier, même s’il demandait à l’origine 5 000 exemplaires, n’avait donc pas tout perdu. Ce dédommagement serait opéré progressivement sur les tirages successifs, étant entendu que l’éditeur pourra publier séparément le volume de l’Histoire de la civilisation en Europe et les quatre volumes de l’Histoire de la civilisation en France. Dans ces conditions, pour cette sixième et nouvelle édition à venir prochainement[6], Guizot ne touchait que 2 000 francs. Mais il en avait déjà tiré précédemment des sommes appréciables et, cette cession étant rémunérée non pas à forfait mais en fonction des tirages, lui-même et ses héritiers en profiteront largement encore pendant une trentaine d’années en raison d’un succès qui ne s’épuisera que lentement.
Après ces lourdes opérations éditoriales, qui ont sans doute laissé des traces chez les deux partenaires, Guizot signa encore cinq fois avec Didier, pour des ouvrages de moindre importance dont subsistent trois contrats[7]. Entre juin et septembre 1856, Guizot publia en trois livraisons dans la Revue des deux mondes une « étude d’histoire contemporaine » consacrée à sir Robert Peel, Premier ministre britannique quand lui-même était aux Affaires étrangères. Avant même la fin de cette publication, Guizot fut sollicité, ou fit en sorte de l’être, pour l’éditer en un volume, en y ajoutant des documents inédits en France, et donc à traduire. Didier l’emporta sur ses concurrents après une âpre négociation, et la convention signée le 24 juillet en porte la marque. Le texte était cédé pour douze ans au prix de 10 000 francs s’il représentait au moins 125 pages de la Revue, et 480 francs s’y ajouteraient par tranche de dix pages supplémentaires jusqu’à un plafond de 185 pages, la traduction des documents étant remboursée à hauteur de 500 francs. L’auteur se réservait la totalité des droits étrangers. L’ouvrage parut ainsi à la fin de 1856[8], l’édition anglaise suivant peu après[9]. Guizot profite de la circonstance pour opérer un échange inégal : pour les nouvelles éditions convenues, Didier lui demande des préfaces « qui ne sont pas sans importance, et qui me prennent du temps. Je ne veux pas faire un métier de dupe et prendre cette peine absolument pour rien. » En contrepartie de ces préfaces, Didier devra donc effacer une dette d’environ 500 francs d’achats de livres pour le compte de l’auteur. « Si cela ne lui convient pas, point de Préfaces »[10]. Didier fit mine d’en éprouver du chagrin : « J’avoue que j’espérais devoir ces deux morceaux à votre seule bonne grâce, mais puisqu’il faut y comprendre cette quittance, je vous la donne, Monsieur, tout entière.[11] » Ainsi vont les relations entre ces deux Messieurs ; la littérature est un commerce. En témoignent à l’envi les tractations pour une nouvelle édition des Œuvres complètes de Shakspeare – c’est l’orthographe qui prévaut alors – sur la base de la vieille traduction de Le Tourneur revue par Guizot et Amédée Pichot et publiée en 13 volumes chez Ladvocat en 1821. En un patois onctueux dont le fond n’a rien perdu en actualité, Didier argumente : « Menacés comme nous le sommes des concurrences avec lesquelles il nous faut bien compter, M. Hachette d’une part, qui fait faire une traduction, de l’autre celle de M. Hugo fils, concurrences d’autant plus sérieuses qu’elles s’établissent par le bon marché, nous nous trouvons dans l’alternative ou d’imprimer votre traduction telle qu’elle est, ou de l’imprimer après une révision qui vous paraît sans doute nécessaire, sorte de sacrifice imposé par la concurrence littéraire, révision à des conditions en rapport avec la situation. (…) Nos habitudes et notre goût pour le mieux nous poussent à un sacrifice que la nécessité doit borner pourtant.[12] » Tout cela pour dire qu’il ne peut proposer davantage que 4 000 francs pour une publication en huit volumes. La convention fut signée le 4 décembre 1858 sur cette base, et Guizot mit ses enfants au travail pour « revoir, faire revoir et corriger » la traduction primitive « de manière à ce qu’elle soit exacte et pleinement satisfaisante. »
La collaboration avec Didier touchait à sa fin. Pour achever de s’en dégager, Guizot, par contrat du 17 janvier 1861, lui céda le droit de publier un recueil de ses discours prononcés à l’Institut, dans des sociétés littéraires et religieuses et à l’occasion de remises de prix, en y ajoutant, pour faire bon poids, trois essais rédigés en 1826, ce tout hétéroclite sous le titre de Discours académiques, « affaire plus honorable que profitable[13] » selon l’éditeur, et l’auteur était sans doute du même avis car il se contenta de 1 500 francs pour une première édition à 1 500 exemplaires in-8° ou 1 000 in-8° et 1 000 in-12°. En réalité, ce montant modeste venait en dédommagement de l’annulation de l’article 2 du traité du 10 juillet 1850, portant sur le « Fragment de mémoires personnels » et sur les Discours devant les Chambres dont la publication avait été réservée à Didier. C’est que, depuis plusieurs années, Guizot était requis par d’autres urgences, et sollicités par d’autres éditeurs, auxquels il avait fait allusion pour faire monter les enchères de Didier, et fini par nommer : c’était, sans surprise pour ce dernier, Louis Hachette et Michel Lévy[14], qui se tenaient depuis longtemps en embuscade. Je traiterai du premier dans la dernière partie de cette étude, puisqu’il fut l’éditeur de la dernière œuvre de Guizot, et la plus profitable.
- C’est ce qui ressort d’une lettre de Didier adressée à Génie le 28 avril, donnant un extrait de l’acte de cession consenti par Masson.↵
- « M. Masson l’a emporté sur M. Didier dans une circonstance où, vos lettres le témoignent, vous avez été consulté jour par jour. » Lettre de Charles Lenormant du 21 janvier 1853.↵
- « M. Guizot cède trop facilement aux sollicitations de MM les éditeurs de revues (…) Cela nuira énormément à la vente des deux volumes desquels vous savez qu’il faut vendre beaucoup pour rentrer dans les frais ; et puis cela n’a fait l’objet d’aucune réserve, c’est pour ainsi dire une dérogation au traité, ce serait surtout un préjudice pour moi. » Lettre citée du 28 avril 1853.↵
- Lettre du 21 avril 1855.↵
- Au terme d’un contrat signé le 11 octobre 1852, moyennant 125 £, – une £ = 25, 20 francs – , Richard Bentley avait publié la deuxième partie, dans une version tronquée et avec le même traducteur, sous le titre History of Oliver Cromwell & the English Commonwealth. La troisième partie est intitulée History of Richard Cromwell & the Restoration of Charles II. La qualité défectueuse de ces éditions s’expliquerait par les exigences financières de Guizot, qui auraient empêché de rémunérer un traducteur de bon niveau. Cf lettre de H. Reeve à A. de Tocqueville du 30 janvier 1856, dans Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, t. VI, vol.1, Paris, Gallimard, 1954, p. 159.↵
- L’Histoire de la civilisation en Europe reparut en 1856, et l’Histoire de la civilisation en France l’année suivante, avec une nouvelle préface pour chacun des deux ouvrages.↵
- Manquent ceux relatifs aux Essais sur l’histoire de France, repris par Didier en 1857 dans une neuvième édition avec une nouvelle préface, et au Dictionnaire universel des synonymes de la langue française, dont la quatrième édition avait paru chez Payen en 1848, et qui est révisée par Victor Figarol, professeur de lettres proche ami de Guillaume Guizot. Cette cinquième édition fut publiée en deux volumes en 1861. Quatre autres suivirent jusqu’en 1885.↵
- Il compte 358 pages de texte principal, représentant 165 pages de la Revue, et 174 pages de documents.↵
- Memoirs of sir Robert Peel by M. Guizot, Richard Bentley, 1857. Le nom du traducteur ne figure pas sur la page de titre de l’ouvrage. Ce contrat avait été conclu dès le 17 juin, donc avant l’accord avec Didier, pour 125 £.↵
- Lettre à Génie du 28 juin 1856.↵
- Lettre de Didier à Guizot du 14 août 1856.↵
- Idem du 30 octobre 1858. Les huit volumes parurent entre 1860 et 1862, et furent réimprimés trois fois.↵
- Lettre à Guizot du 12 janvier 1861 de Désiré Glorian, premier commis de Didier.↵
- Sur ces deux personnalités et leurs entreprises, voir, de Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne (1836-1891), Paris, Calmann-Lévy, 1984, et Louis Hachette (1800-1864), Paris, Fayard, 1999.↵