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En présence de ce raz-de-marée, le livre auquel donna lieu le dernier contrat signé par Guizot, le 13 avril 1872, peut paraître insignifiant. Mais il ne l’était pas pour son auteur, qui organisa son édition de façon originale. En effet il avait reçu, datée du 10 juin 1867, une très longue lettre, et très étonnante, d’Alexander Mac Millan, qui avait fondé en 1843 avec son frère Daniel, grand-père du Premier ministre Harold Mac Millan, une maison d’édition sise 16 Bedford Street, Covent Garden. Dans cette missive, Mr Mac Millan, désormais seul directeur de la maison, se présentait personnellement longuement : son origine et sa forte identité écossaises, la piété de sa mère, la mort de son excellent père quand il avait sept ans, son éducation conforme à la tradition de son pays, avec le respect du sabbatte day, les lectures édifiantes du dimanche, en particulier The Pilgrim’s Progress de John Bunyan, sa scolarité à Glasgow, ses débuts à Londres auprès de son frère Daniel commis d’un libraire, et leur installation à leur propre compte. Après cette interminable captatio benevolentiae, il en venait à l’essentiel : obtenir la collaboration de Guizot pour une série de livres destinés à la lecture du dimanche, intitulée « Sunday Library of the Households », dont le rayonnement spirituel auprès du public serait servi par une présentation attractive et les noms d’écrivains distingués. Il citait ainsi, parmi ses recrues, Charles Kingsley, Thomas Hughes, auteur du célèbre The Brown’s School Days, et, plus opportunément, Charlotte Yonge, révélée par sa nouvelle The Heir of Redcliffe, et Dinah Craik, remarquée pour John Halifax, gentleman, et dont l’époux George était l’associé de Mac Millan. En effet ces deux romancières d’une moralité insoupçonnable étaient devenues des amies d’Henriette de Witt, qui avait traduit et traduirait encore certaines de leurs œuvres en français, et elles étaient reçues régulièrement chez les Guizot, y compris au Val-Richer. Dès le lendemain, Frances Martin, collaboratrice éditoriale de Mac Millan, prenait le relais, proposant à Guizot d’écrire les vies de Saint Louis, saint Dominique et saint François. Les deux derniers ne pouvaient guère convenir à Guizot, et l’on se mit d’accord sur Saint Louis et Calvin, Duplessis-Mornay et saint Vincent de Paul, deux catholiques et deux protestants. Un Memorandum of Agreement fut signé le 1er octobre 1868, selon lequel Mac Millan payerait 350 £ pour chacun des deux volumes contenant le premier les vies de Saint Louis et Calvin, le second celles de Duplessis-Mornay et saint Vincent de Paul, à la remise de chacun des deux manuscrits écrits en français. L’auteur s’engageait à ne pas en publier l’édition française moins de deux ans après la parution en anglais. Au moment de la conclusion du contrat, la rédaction du premier tome était déjà bien avancée, de sorte que la fin du manuscrit du premier volume parvint en janvier 1869 entre les mains de Mrs Frances Martin, chargée de la traduction que Guizot vérifiait à mesure, puis sur épreuves. Leur collaboration intensive, qui prit la forme d’une correspondance assidue, permit de publier à la fin de l’année Great Christians of France. Saint Louis & Calvin, by M. Guizot. Lequel renvoya sine die la réalisation du second volume.
Au printemps de 1872, les deux années d’exclusivité anglaise étant consommées, Guizot demanda à Templier si Hachette était intéressé par une édition française. L’offre fut aussitôt acceptée, et un contrat signé le 13 avril par Guizot et Georges Hachette, portant sur Les Vies de quatre grands chrétiens français, en deux volumes, chacun rémunéré un franc par exemplaire pour le format in-8° vendu 7 francs 50, tiré pour commencer à 1 500, et cinquante centimes pour le format in-18° Jésus, vendu 3 francs 50 et devant faire l’objet d’une édition ultérieure à 4 000 exemplaires. L’éditeur se réservait la faculté de publier séparément chaque biographie, avec un premier tirage à au moins 5 000 exemplaires payés 15 centimes chacun. Guizot signalait qu’une traduction du premier volume avait déjà paru en anglais, et qu’il se réservait d’en publier la suite dans la même langue, avant la publication en français et à son profit exclusif. Enfin, le manuscrit du premier volume devait être remis le 1er juillet, preuve que Guizot voulait modifier et adapter son texte pour le public français. L’édition in-8° de 376 pages, avec une courte préface, parut au début de 1873. Il ne semble pas qu’il s’en soit fait d’autre.
Ainsi prenaient fin, avec la vie même de Guizot, ses activités d’auteur. Les éditeurs croyaient à son éternité, puisque le 25 avril 1874, moins de cinq mois avant sa mort, la maison bostonienne Estes & Lauriat, ayant entendu dire qu’il préparait une « Histoire universelle » – pas moins -, se portait encore candidate à son édition anglaise. Ce projet n’existait que dans l’esprit de ces messieurs, mais témoignait du rayonnement d’un des auteurs les plus réputés du siècle. Du traité de 1808 avec Maradan jusqu’au contrat de 1872 avec Hachette, tout un monde avait pivoté autour d’un Guizot intellectuellement insubmersible. De la copie payée au forfait jusqu’à la rémunération à l’exemplaire assise sur le tirage, du paiement en pièces d’or au chèque tiré sur une banque de Londres, de l’apparition de la passe et de la publicité à la répartition du produit des droits étrangers, de l’édition à haut prix jusqu’au livre à très bon marché et à la vente en livraisons, du travail alimentaire à l’œuvre magistrale âprement négociée, de la boutique du libraire Brière à l’entreprise Hachette comptant près de 400 employés et dix millions de capital, Guizot, en soixante-quatre ans, avait vu se développer et se transformer le métier d’éditeur, y contribuant à sa manière à la fois par ses exigences matérielles, par son intelligence de l’activité éditoriale et par l’immensité comme la qualité de ses écrits. De l’édition, il vécut comme il la fit vivre.
Laurent THEIS