Le testament de Guizot, rédigé en décembre 1873, commence ainsi : « Je meurs dans le sein de l’Église Chrétienne Réformée de France, où je suis né et où je me félicite d’être né. » Le qualificatif de « chrétienne », qui n’appartient pas à la titulature officielle, montre que Guizot, s’il s’éprouvait protestant par ses attaches personnelles, se sentait d’abord et principalement chrétien. L’union primait chez lui sur la distinction.
Le protestantisme lui vient des deux côtés de son ascendance, avec deux figures remarquables : son grand-père Jean Guizot (1729-1766) qu’il n’a pas connu, pasteur au « Désert », c’est-à-dire dans la clandestinité à laquelle l’Édit de Fontainebleau de 1685 vouait les protestants, et sa mère Élisabeth Bonicel, dont la piété exigeante et austère, dans la tradition huguenote, l’accompagna une grande partie de sa vie. Les années d’adolescence passées à Genève, dans la cité de Calvin auquel il consacra en 1822 une monographie reprise et augmentée en 1869, élargirent ses horizons spirituels. De retour à Paris, il s’affilia même, en 1806, à la loge maçonnique Le Phénix, de rite écossais, dans laquelle soufflait l’esprit nouveau du Réveil, ce mouvement de régénération du protestantisme venu d’Angleterre et passé par la Suisse. Sans verser dans ses effusions fidéistes et sentimentales, Guizot reçut son influence, essentiellement la place centrale de la Bible au fondement et dans l’exercice de la foi religieuse. Ce renouveau s’exprime dans de nombreuses associations dont Guizot est bientôt membre et que parfois il préside : Société pour l’encouragement de l’instruction primaire parmi les protestants de France (1817), Société biblique protestante de Paris (1818), Société protestante de prévoyance et de secours mutuel (1825), Société de la morale chrétienne (1821), où se rencontrent des chrétiens libéraux de la bonne société. Depuis 1815, il est membre du consistoire de l’Église réformée de Paris, et le restera jusqu’à sa mort. La pratique cultuelle accompagne cet engagement dans les œuvres.
Ses deux mariages ont lieu au temple de l’Oratoire du Louvre (et aussi à l’église de la Madeleine car ses deux épouses sont d’origine catholique), les cinq enfants sont baptisés protestants, les trois survivants se marient au temple avec des protestants bon teint. À Paris, on ne manque pas le culte dominical, dans tel ou tel temple selon la qualité de l’orateur. Au Val-Richer, lecture biblique et prières tous les jours, culte domestique le dimanche. Et, régulièrement, dons aux œuvres.
Depuis Sully, aucun Français protestant n’avait accédé aux plus hautes fonctions de l’État. Sans doute Guizot choisit-il, dans l’exercice de ses responsabilités, de demeurer discret quant à son appartenance religieuse. Pour ne prêter le flanc à aucun soupçon, il fait détacher les Cultes du ministère de l’Instruction publique, et ne participe à aucune réunion de caractère confessionnel lorsqu’il est au gouvernement. Envers l’Église catholique de France, il témoigne respect et soutien. Reste qu’il est désormais la figure la plus en vue du protestantisme français, à l’extérieur comme au sein des Églises réformées. Après son retrait des affaires publiques, cette situation, loin de diminuer, se renforce encore. Sous le Second Empire, il s’implique de plus en plus activement dans la vie de l’Église réformée, et intervient auprès des autorités publiques pour faire respecter la liberté de culte et d’association des protestants, en particulier celle des Églises libres, pour obtenir telle nomination dans l’une ou l’autre des deux facultés de théologie protestantes, se faisant recevoir par les ministres Fortoul et Rouland, voire les convoquant chez lui, et par Napoléon III lui-même à plusieurs reprises. Surtout, il obtient d’Émile Ollivier, au début de 1870, le principe de la convocation d’un synode national de l’Église réformée, et le fait confirmer par Thiers chef du gouvernement provisoire de la République. Le 6 juin 1872 s’ouvre ainsi au temple du Saint-Esprit le premier synode réformé depuis 1659. Guizot, qui l’a préparé avec soin, y joue un rôle prépondérant, faisant triompher les positions du courant orthodoxe ou évangélique, attaché, contre les libéraux, à la définition et au respect d’une confession de foi commune. Le vieux lutteur avait jeté là ses dernières forces. Le 30 juin, la totalité des délégués lui adressa une lettre : « L’Église réformée de France tout entière vous sera reconnaissante du zèle pieux avec lequel vous avez travaillé à son relèvement, à la défense de ses intérêts et de ses droits. »
Pourtant, au sein du protestantisme, Guizot a été loin de faire toujours l’unanimité. Le principal reproche venait de son attitude, jugée trop accommodante voire complaisante, envers le catholicisme en général et l’Église romaine en particulier. De fait, il savait en historien que le catholicisme avait été, était et resterait en France la religion massivement majoritaire au sein du christianisme. Dès lors, il pensait, en chrétien, que tous les chrétiens, par-delà leurs différences légitimes, devaient s’unir contre les forces montantes du matérialisme et de l’athéisme, ferments d’anarchie sociale. Il écrivit ainsi en juin 1838 : « La France ne deviendra point protestante. Le protestantisme ne périra point en France (…) Ce n’est point entre le catholicisme et le protestantisme qu’est aujourd’hui la lutte d’idées et d’empire. L’impiété, l’immoralité, là est l’ennemi qu’ils ont l’un et l’autre à combattre. Ranimer la vie religieuse, c’est l’œuvre qui les appelle. » La première phrase surtout suscita de vives réactions chez les coreligionnaires de Guizot, qui dans sa pratique gouvernementale donnait parfois l’impression de favoriser les catholiques, par exemple en soutenant à Tahiti leurs missionnaires contre ceux, protestants, de Londres, ou les cantons suisses catholiques du Sonderbund contre le gouvernement de Berne. L’idée de Guizot était, pour faire évoluer l’Église romaine, de soutenir la fraction la plus éclairée des catholiques, celle des libéraux, incarnée par Montalembert, avec lequel il construisit une magnifique amitié, et par Lacordaire. C’est en recevant le dominicain à l’Académie française en janvier 1861 qu’il déchaîna le scandale chez les protestants : il se prononça en effet en faveur du pouvoir temporel du pape, alors menacé par le mouvement unitaire italien. En avril, il récidiva devant une assemblée de protestants, et même ses amis les plus proches ne le comprirent pas. Il s’expliqua plus à fond dans un ouvrage publié dès octobre, L’Église et la société chrétiennes en 1861, sans céder sur sa position : il faut prendre l’Église catholique comme elle est, défendre ses libertés et s’associer avec elle contre les forces du mal, tout en souhaitant qu’elle se transforme. A peu près personne, dans le monde protestant, ne le suivit dans ce raisonnement, qui paraissait davantage au service de l’ordre – intérieur et européen – que de la foi de l’Évangile.
Au sein même de l’Église réformée, ses positions relevaient également de préoccupations politiques et sociales autant que religieuses. Face aux libéraux, qui intègrent les acquis de la science dans la théologie et l’exégèse et considèrent la conscience individuelle comme seule instance en matière de foi, s’opposent de plus en plus les orthodoxes ou évangéliques, pour qui l’Écriture est la source suprême de la vérité chrétienne et qui estiment que l’Église réformée doit être structurée par une confession de foi et une discipline communes. Guizot est la figure la plus en vue de ce camp, qui est majoritaire. C’est à lui personnellement que s’en prennent les libéraux, dénonçant « le pape des protestants » et s’efforçant de le faire battre aux élections au Conseil presbytéral de Paris en 1865. Les orthodoxes finirent par l’emporter, mais le conflit entre les deux tendances de l’Église réformée laissa des traces, dont le synode de 1872, que refusaient les libéraux, révéla la profondeur.
Guizot apparaît donc comme un protestant atypique. Ses croyances mêmes sont difficiles à définir. On a les a qualifiées de « minimum de christianisme », de « religion tout à fait en l’air ». Chez lui, la raison tient la foi à distance, la plaçant dans une autre sphère. Dans sa conception de l’histoire, Dieu n’intervient pas à titre de cause première. Il écrit ainsi en 1853 : « Dans notre destinée personnelle comme dans celle du monde, je ne sais ni le motif ni les voies de Dieu. » Disciple de Calvin, il rejette pourtant la prédestination, et ne se prononce nulle part sur la présence du Christ dans la communion, ni sur la question de la grâce. Dans les trois volumes de Méditations sur la religion chrétienne qu’il publie entre 1864 et 1868, il fait de la croyance dans le surnaturel la pierre angulaire du christianisme, et définit cinq dogmes qui en sont la déclinaison : la création, la providence, le péché originel, l’incarnation et la rédemption. Mais la Trinité, qui est au fondement de la religion chrétienne, n’est pas citée. Comme si Guizot, piètre théologien, se bornait à constater les mystères et à s’incliner devant eux sans chercher à les pénétrer. Son âme robuste n’est portée ni à l’exaltation, ni à la ferveur, ni à l’inquiétude. « Dans les rapports de mon âme avec Dieu », écrit-il en 1853, « je n’ai jamais senti le besoin d’aucun intermédiaire ; dans la joie ou dans la tristesse, pour rendre grâces ou pour implorer secours, je m’adresse à lui directement, spontanément ; je vis avec lui dans l’intimité la plus soumise, j’ose le dire, mais dans une intimité immédiate et confiante. »