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Le 1er janvier 1839, Guizot signait un contrat en deux courts articles concédant pour six ans à Didier le droit de publier son Cours d’histoire moderne de 1828-1830, autrement dit son Histoire de la civilisation. Il en proviendrait 7 200 francs payables en six échéances de 1 200 francs entre 1839 et 1844 : une convention à l’ancienne, en somme, mais assez juteuse. Il est vrai que ce cours devait être réédité au moins dix-neuf fois au XIXe siècle, jusqu’en 1882, chez Didier puis son successeur Émile Perrin. C’était non pas le début, mais une étape dans une collaboration qui dura près de trente-cinq ans. Né en 1800, Pierre-Paul Didier avait fondé en 1828 à Paris une librairie académique destinée principalement à publier les cours des professeurs de la Faculté des Lettres. Avec Jean-Armand Pichon, breveté libraire en 1827, il avait repris la succession partielle de François Béchet Aîné, et publié ainsi une première édition du Cours d’histoire moderne en six volumes entre 1829 et 1832, ainsi qu’une réédition de De la peine de mort en matière politique en 1828. C’est alors, au plus tard, que Guizot l’avait rencontré. Depuis 1832, il éditait sous son seul nom et pour son seul compte, au 35 quai des Augustins. Le 7 février 1840, dans le même esprit que le contrat de l’année précédente, Didier acquérait pour quatre ans le droit de réimprimer ce qui était déjà, en France et en Angleterre, un ouvrage de référence, les deux volumes de l’Histoire de la Révolution d’Angleterre, à 4 000 exemplaires, contre la somme de 8 000 francs payables en deux ans. Outre la lutte contre la contrefaçon belge, explicitement désignée, figure une clause de préférence : au terme des quatre ans fixés, et « à prix égal », Didier sera préféré à tout concurrent, non seulement pour réimprimer ces deux volumes, mais pour éditer leur suite, qui s’annonçait substantielle puisque Guizot avait dès l’origine fait connaître son intention de poursuivre son récit jusqu’en 1688. Cette convention, qui tient en vingt-cinq lignes et signée comme en passant, devait par la suite contribuer à altérer fortement les rapports entre Didier et Guizot.
Entre-temps, ce dernier s’était lancé dans une aventure dont l’issue devait être peu glorieuse. Démarché par l’avoué Gabriel Bodiment qui, comme d’autres, lui avait déclaré son admiration, il avait, le 22 novembre 1839, conclut avec lui, bien qu’il ne fût pas un véritable professionnel du livre, deux traités. Le premier portait sur trois volumes de Mélanges historiques et politiques, à remettre dans le délai d’un an. Bodiment acquérait les droits de publication pour quatre années, au prix de 4 000 francs par volume payables à la remise du manuscrit, et pour un tirage de 3 500 exemplaires, déduction faite, c’était une nouveauté, des « mains de passe », c’est-à-dire des défets de fabrication. Un dispositif compliqué de dédit et de remboursement en cas de non-respect du délai fixé, portant sur tout ou partie de l’ensemble de l’ouvrage, montrait que les deux contractants n’étaient pas assurés de la bonne fin de l’entreprise. Des clauses analogues figuraient dans le deuxième traité, encore plus ambitieux : M. Guizot ayant « manifesté son intention d’écrire une histoire de Mirabeau », Bodiment se portait acquéreur des droits de publication de ce volume, livrable sous deux ans. Si l’auteur décidait de prolonger son travail sous la forme d’une histoire de l’Assemblée constituante en deux, trois ou quatre volumes, livrables cette fois sous quatre ans, et « peut-être même plus tard l’histoire de la Convention et du Directoire », Bodiment en achèterait les droits dans les mêmes conditions. Il s’engageait à un tirage de 17 000 exemplaires, justifié à la demande de l’auteur, on n’est jamais trop prudent, par une déclaration signée de l’imprimeur, et chaque volume était rémunéré 20 000 francs, montant considérable, un peu trop beau pour être vrai peut-être, d’où là encore un luxe de précautions en cas de dépassement des délais. Bodiment, hors d’état de financer une telle opération, s’associa dès le 25 novembre avec le jeune banquier – il avait 31 ans – Mariano de Bertodano, beau nom de chevalier d’industrie, entre autres activités directeur de la Compagnie Corse qui exploitait des forêts insulaires. Celui-ci devait apporter les capitaux nécessaires, dans la limite de 60 000 francs, Bodiment s’occupant de la publication. Les engagements exorbitants pris par Guizot, qui rentra au Gouvernement un an plus tard, ne furent naturellement pas tenus, puisqu’il ne remit que le manuscrit de la moitié du premier volume des Mélanges, dont l’impression fut commencée, et l’affaire tourna mal, d’autant que Bodiment mourut en 1840. En 1843, à l’issue de dures négociations, Guizot fut contraint de rembourser à Bertodano 5 400 francs qu’il avait reçus en décembre 1839 et janvier 1840 à titre d’à-valoir, ce que le contrat ne prévoyait pas, et de lui verser 2 866 francs pour indemnisation des frais d’achat de papier et d’impression. Le 18 mars 1844, un accord fut conclu entre les deux parties pour solde de tous comptes. L’auteur, tout ministre qu’il fût, et soucieux sans doute de ne pas ébruiter l’affaire, n’avait pas eu le dernier mot.
Le 24 février 1848, la révolution fait de Guizot un exilé en Angleterre. Parti les mains vides et installé avec sa famille 21 Pelham Crescent à Brompton, alors banlieue de Londres, il ressent un pressant besoin d’argent, auquel seule sa plume, pour l’essentiel, peut répondre. Il reprend donc aussitôt ses travaux, en particulier l’Histoire de la Révolution d’Angleterre, dont il a récupéré en 1845, pour les deux premiers volumes, les droits détenus par Didier aux termes de l’accord de 1840, et aussi l’Histoire de la civilisation, que Didier a continué d’exploiter régulièrement avec des réimpressions en 1845 et 1846 et à laquelle Guizot compte donner une suite. Autant qu’on puisse reconstituer les faits, il charge son fidèle ami Charles Lenormant de lui trouver un éditeur en France qui lui fasse les meilleures conditions. Lenormant, à la demande de Guizot, commence par démarcher Pierre-Paul Didier, auquel il n’aurait pas trouvé les reins assez solides pour procurer à Guizot les sommes élevées auxquelles il prétend. La conversation entre les deux hommes se passe mal, et Didier prétendra plus tard que Lenormant s’est montré insultant, le « traitant en petit garçon, en pauvre diable qui ne pouvait donner 50 000 francs comptant en 1848[1]. » Ce montant très élevé était celui, affirmait Lenormant, que proposait par écrit un concurrent réputé plus dynamique, Masson. Né en 1807, Victor Masson avait été embauché comme commis par Louis Hachette en 1833. Après une association avec le libraire Nicolas Crochard pour exploiter la Librairie médicale et scientifique, il s’établit à son compte et à son nom en 1846, 17 place de l’École de Médecine, et, tout en se désignant comme « Libraire des sociétés savantes près le Ministère de l’Instruction publique », cherche à élargir son catalogue. Guizot serait pour lui une recrue de choix, et c’est donc vers lui que Charles Lenormant dirige son « illustre ami », qui négocie directement les termes d’un contrat signé le 24 novembre 1848, à Brompton où Masson semble donc s’être rendu tout exprès.
Ce document en onze articles est du plus grand intérêt, tant les clauses en ont, visiblement, été pesées au trébuchet. Si les conditions financières accordées à Guizot sont pour lui sans précédent, l’éditeur les a entourées de précautions inconnues jusque là. S’y ajoutent des éléments nouveaux par rapport aux contrats dont nous disposons : tirage de tête sur vélin pour l’auteur à 25 exemplaires, surtout droits conservés par l’auteur en totalité pour la langue anglaise, étant entendu que cette édition étrangère « ne pourra paraître un seul jour avant la publication de l’édition en langue française » ; cette réserve des droits en anglais figurera désormais sur tous les contrats signés par Guizot, qui s’estime, par ses nombreuses connexions outre-Manche, le mieux placé pour faire valoir ses intérêts. De fait, ses œuvres majeures, et même d’autres, ont été traduites en anglais à bref délai, et ont obtenu parfois de grands succès de librairie, produisant donc des revenus substantiels que l’auteur ne souhaitait pas partager avec l’éditeur français. Enfin, et cet article se retrouvera souvent dans des conventions ultérieures, la cession de droits consentie par l’auteur à l’éditeur ne pourra pas faire opposition à la reprise des textes concernés dans d’éventuelles Œuvres complètes à venir, à condition qu’ils ne soient pas présentés séparément, et en respectant un certain délai. Guizot, donc, vend à Masson pour douze années les droits d’exploitation de la première période de l’Histoire de la Révolution d’Angleterre (1625-1649), déjà publiée par Didier, assortie d’une introduction inédite à remettre « dans le plus court délai », et de la seconde période (1649-1660) que Guizot se propose de rédiger et de livrer au plus tard le 15 juillet 1850. S’il écrivait la troisième période (1660-1688), Masson bénéficierait de la clause de préférence. Pour prix de cette cession, l’auteur recevra 20 000 francs à la remise de l’introduction, et autant à la remise de la deuxième période. C’était donc sur 40 000 francs, et non pas 50 000 comme l’aurait affirmé Lenormant à Didier, que Victor Masson s’était engagé ; encore n’avait-il rien à verser dans l’immédiat. Se doutait-il que Guizot, qui n’écartait pas alors l’idée et même l’espérance de revenir en politique, ne respecterait pas le calendrier fixé ? Il était en tout cas bien placé pour cela puisque, le 21 décembre 1848, il signait avec son nouvel auteur un contrat lui cédant pour huit ans, et contre 4 000 francs à la remise du manuscrit, la propriété d’un essai politique de 130 à 150 pages, intitulé De la démocratie en France. Janvier 1849. Guizot alors mettait la dernière main à cet écrit très idéologique dont il se promettait beaucoup, qui parut en effet en janvier suivant et s’arracha en quelques semaines à plus de 20 000 exemplaires. En dépit du satisfecit shakespearien que se décerne l’éditeur – « Ma conscience me dit que j’avais fait des offres convenables, mais quand il s’agit d’être ou de n’être pas l’éditeur de M. Guizot, je ne puis hésiter[2] » – cet accord conclu à la hâte n’avait pas été cher payé. Guizot s’était retrouvé retardé dans son travail principal, comme Masson l’avait pressenti, et du reste Guizot lui-même. Ce dernier avait en effet accepté que, si le manuscrit de la deuxième période n’était pas remis le 15 juillet 1850, l’éditeur « serait investi, à partir dudit jour et sans qu’une mise en demeure soit nécessaire, du droit de publier une édition de l’Histoire de la civilisation telle qu’elle a été éditée par le libraire Didier en cinq volumes », à six mille exemplaires, et sans produire aucun droit d’auteur, « à titre de dédommagement du préjudice que lui aura causé le retard » dans la livraison du manuscrit. Et ce droit lui est consenti jusqu’en octobre 1855. Enfin, si le manuscrit de la deuxième période ne lui était jamais remis, sachant que Guizot n’avait pas le droit de le présenter à un autre éditeur à quelque époque que ce soit, Masson « se trouverait investi de la propriété absolue et sans limite de l’histoire de la première période », et non plus pour douze ans seulement. Le caractère léonin de ces articles 8 à 10 était exorbitant, et si Guizot les a acceptés, c’est ou qu’il était vraiment en mal d’argent, ou qu’il s’imaginait retrouver bientôt son siège de député et peut-être mieux encore, ou qu’il présumait de ses forces, qui pourtant étaient grandes. Pierre-Paul Didier, qui devait faire les frais du dédommagement prévu alors qu’il avait jusque là rempli ses engagements, se plaignit plus tard amèrement du procédé dont il avait été victime, et affirma que Guizot s’était laissé circonvenir par l’entreprenant Victor Masson. Il est vrai que lui-même avait omis, « par inadvertance » dit-il, de faire figurer dans le contrat de 1839 relatif à l’Histoire de la civilisation une clause de préférence dont il affirmera que, dans son esprit, elle allait de soi, tant le cours d’histoire moderne « était pour moi comme un enfant de la maison, et il ne pouvait me venir à l’idée de m’en séparer[3]. »
Il en alla comme Masson l’avait prévu. Le 26 janvier 1850, il publiait la quatrième édition des deux volumes de la première partie, précédée d’une introduction intitulée Pourquoi la révolution d’Angleterre a-t-elle réussi ? Discours sur l’histoire de la révolution d’Angleterre. De ce texte magnifique, le plus achevé et le plus dense peut-être qu’ait jamais écrit Guizot, Masson publia en même temps une édition à part, en 180 pages, qui, traduit aussitôt par Sarah Austin, une très proche amie de Guizot, parut très peu après à Londres, chez John Murray. Le succès fut là encore éclatant. Mais le 15 juillet approchait, et le manuscrit de la deuxième période était à peine commencé. Masson fut inflexible : en 1851, à titre de « dédommagement », il fit paraître, en format in-8° et in-16°, les cinq volumes de l’Histoire de la civilisation. En trois ans, il avait réussi un coup superbe à triple détente, en ne déboursant en réalité que 24 000 francs. Guizot s’en était moins bien tiré. Il ne fit plus jamais affaire avec Victor Masson.