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Orphelin sans fortune, élevé dans la gêne, François Guizot (1787-1874) a vécu le plus souvent, durant sa longue carrière, de son travail intellectuel et littéraire. Le moins qu’on puisse dire est que la politique, qu’il a pratiquée entre 1814 et 1848, non sans intermittences, sous des formes diverses – haut fonctionnaire, député, ambassadeur et ministre – et jusqu’au sommet du pouvoir, ne l’a pas enrichi. La deuxième partie de sa vie surtout a pris la forme d’une longue retraite studieuse, par tempérament mais aussi par nécessité. Par contraste avec sa notoriété précoce et durable et les grandes responsabilités qu’il a exercées, la modestie de son train de vie a frappé ses contemporains, unanimes sur son désintéressement. Lorsque, à la fin du second Empire, Alfred de Falloux monte le visiter dans son petit appartement du 4e étage de la rue Billault, il souffle : « Mon respect pour lui grandit à chaque marche. »
C’est donc avec sa plume que, pour l’essentiel, l’historien et homme d’État se procurait les ressources nécessaires à sa personne et, surtout, à sa famille, associant du reste largement cette dernière à son activité d’écriture, en particulier sa fille aînée Henriette de Witt-Guizot[1]. Plus de cinquante titres composant plus de cent-cinquante volumes ont paru sous son nom, la plupart en tant qu’auteur, d’autres sous sa direction ou son autorité.
Aussi ses relations avec les éditeurs revêtent-elles une importance particulière, et les a-t-il entretenues avec beaucoup de soin ; des éditeurs dont certains apparaissent parfois en même temps que Guizot dans le paysage intellectuel, et dont les pratiques évoluent tout au long du siècle, modifiant le dialogue entre éditeur et auteur dans une économie du livre en pleine transformation. Or il fut l’un des écrivains les plus en vue pendant deux tiers du XIXe siècle, le nombre d’exemplaires vendus par lui s’élevant vraisemblablement, à défaut de décomptes précis, à plusieurs centaines de milliers.
Les archives privées de François Guizot[2] ont conservé trente-huit contrats conclus entre 1808 et 1872 avec douze éditeurs français différents sur les dix-sept auxquels il eut affaire, ainsi qu’une demi-douzaine de contrats pour la langue anglaise, au total donc près des deux tiers des engagements qu’il a contractés en 64 années. Ces instruments juridiques et financiers sont parfois accompagnés de la correspondance qui a précédé et suivi leur signature, principalement avec les maisons Didier, Lévy et surtout Hachette, ainsi qu’avec une traductrice en anglais. Ces échanges, qui font entrer dans le détail de la négociation, montrent que les rapports éditoriaux ne sont pas de tout repos. S’y ajoutent des relevés faisant état des réimpressions et rééditions, avec leurs tirages.
De cet ensemble ressortent certains traits pérennes. Ainsi, le terme de contrat n’est jamais utilisé. Le plus courant est celui, d’usage ancien, de « traité », plus rarement de « convention », dont le dispositif couché sur le papier est parfois nommé, au bas du document, « l’écriture », qu’approuvent auteur et éditeur, cette dernière raison sociale s’associant puis se substituant progressivement à celle de libraire. De plus, les clauses juridiques et financières de tous les accords, si elles se transforment et se précisent avec le temps, et aussi les rapports de force, portent exclusivement sur les volumes, tomes et exemplaires tirés, jamais sur ceux vendus, à une exception près du reste restée sans suite[3]. Enfin, le dispositif d’avance sur les droits d’auteur n’apparaît nulle part ici. La remise du manuscrit, partiel ou complet, ouvre seule droit à rémunération. Guizot se distingue sur ce point de ses contemporains, comme Chateaubriand ou Lamartine, qui vendent des projets d’ouvrages qu’ils n’ont pas encore écrits, engageant ainsi leur crédit et leur liberté.
- Cf. François Guizot, Lettres à sa fille Henriette (1836-1874), édition introduite et annotée par Laurent THEIS, Paris, Perrin, 2002. Voir l’essai biographique sur Henriette de Witt-Guizot par Catherine COSTE, en tête de l’ouvrage.↵
- Je remercie vivement Mme Catherine Coste, présidente de l’Association François Guizot, d’avoir bien voulu mettre ces documents entièrement inédits à ma disposition.↵
- Il s’agit du projet de contrat avec Napoléon Chaix en 1851. Voir infra.↵