« Il y a en vous deux choses inépuisables, infinies, la tendresse et le courage », écrit François Guizot à sa mère en 1840, alors qu’elle s’occupe de ses trois petits-enfants tandis que leur père, veuf depuis sept ans, séjourne sans eux à Londres comme ambassadeur de France. Élisabeth-Sophie Bonicel est alors âgée de 75 ans. Elle porte sur sa poitrine la dernière lettre que lui a écrite son époux André Guizot, à la veille de son exécution le 8 avril 1794, sur ses vêtements les couleurs éternelles du veuvage, et dans les yeux les pleurs qui, dit-elle, la submergent depuis lors presque chaque nuit.
Cette femme, devenue exceptionnelle par le malheur des temps, n’était pourtant pas destinée à souffrir. Elle était née dans une famille de la bourgeoisie protestante nîmoise dont la souche se trouvait au Pont-de-Montvert, au pied du mont Lozère. Du mariage, dans le rite catholique bien qu’il eut un frère pasteur au Désert, de Jean-Jacques Bonicel, un avoué aisé et considéré, avec Catherine Mathieu en 1762 naquit une kyrielle d’enfants dont Elisabeth-Sophie était l’un des aînés. Les témoignages amicaux et familiaux la décrivent comme une jeune fille vive, jolie, aimant la musique et la lecture, et d’esprit assez indépendant. « Si jamais je prends un époux/ Je veux que l’amour me le donne » chantait-elle volontiers. Elle trouva l’un et l’autre chez André Guizot, plus jeune qu’elle de 18 mois, qu’elle épousa à Nîmes en décembre 1786, apportant en dot la somme substantielle de 12 000 livres. Il paraît que l’union fut parfaitement heureuse, renforcée par la naissance de François dix mois plus tard : « Ton père et moi, bien faits l’un pour l’autre, étions à cet âge où l’on sent le bonheur jusqu’à la moelle des os. » Jean-Jacques venait à son tour au monde en octobre 1789. La catastrophe de 1794 brisa tout. D’une jeune femme gaie et spirituelle, le veuvage, à 29 ans, et la perte de deux sœurs dans les mêmes années, firent une personne amère et autoritaire, confite en dévotion, frémissante d’affection et incapable de l’exprimer. Dieu excepté, son fils aîné devint tout pour elle, et elle exigea qu’elle fût tout pour lui, lui rappelant sans cesse ses souffrances et ses sacrifices. Un portrait d’elle peint par François en 1802 fait voir ce qu’elle était devenue. L’énergie qu’elle déploya à Genève pour assurer l’éducation de ses enfants, elle la retrouva lorsque, veuf en 1833, Guizot lui confia le soin de ses propres enfants, et la tenue de son foyer où elle habitait depuis dix ans. Elle s’acquitta de sa lourde tâche avec toute la vigueur et la rigueur de son tempérament. C’est qu’elle était, écrit sa petite-fille Henriette, « pénétrée jusqu’à la moelle des traditions et des doctrines qui ont fait le vieil esprit huguenot. » Jalouse, elle n’avait pas vu d’un bon œil le mariage de son fils avec Pauline de Meulan en 1812, ni même la seconde noce avec Eliza Dillon en 1828. La princesse de Lieven, elle la détesta tant qu’elle put. L’été, au Val-Richer, elle retrouvait parfois un semblant de gaîté, tant elle aimait la nature et particulièrement les fleurs. L’hiver, chez son fils alors ministre, elle impressionnait les visiteurs, comme Victor Hugo en 1846 : « Elle assiste aux soirées de son fils, assise au coin de la cheminée, en guimpe et en coiffe noire, parmi les broderies, les plaques et les grands cordons. On croit voir, au milieu de ce salon de velours et d’or, une apparition des Cévennes. » Elle plaisait par ce côté austère et pourtant passionné, par exemple à Mme Récamier et à Chateaubriand, qu’elle admirait profondément et qui lui fit l’honneur d’une lecture personnelle d’un passage des Mémoires d’outre-tombe.
La révolution de février 1848 fut sa dernière épreuve. Réfugiée chez des amis, elle ne rejoignit son fils et ses petits-enfants à Brompton que le 15 mars. Elle alla retrouver son mari, dit-elle, le 31 mars, à 83 ans. « Nous l’avons conduite à sa dernière demeure, au cimetière de Kensal Green, Harrow-road ; il y a là un terrain réservé aux dissidents, presbytériens ou autres », écrit son fils, qui ajoute : « Elle était de ceux qu’on ne doit pas et qu’on ne peut guère oublier. »