Deux mois après la naissance de son fils Guillaume le 11 janvier 1833, Eliza Dillon mourut d’une fièvre puerpérale. L’enfant porta toute sa vie ce poids trop lourd : il avait causé la mort de l’épouse bien-aimée de son père, de la mère parfaite de ses sœurs. Alors que, dans la famille, les anniversaires étaient fêtés activement et tendrement, le sien était comme jour de deuil : « Tu as trente ans demain, lui écrit son père. Quelle joie ! Et pour aboutir à quelle douleur ! Devant de tels troubles de l’âme, il n’y a que le silence. » À cette culpabilité latente qu’il éprouve profondément, s’ajoute pour Guillaume la figure accablante de son frère François, mort lorsqu’il avait quatre ans, le fils idéalisé qu’il devrait et qu’il ne peut pas remplacer. « Mon bon petit Guillaume est mon enfant », écrit son père peu après la mort de François, « mais ce n’est pas mon fils. Et qui sait s’il le sera jamais ? » Douze ans plus tard, le garçon de 16 ans y pense toujours, quand il suggère avec une infinie délicatesse : « Je n’ai jamais osé te parler de mon pauvre frère François ; mais je sais combien de tendresse, de confiance pour le présent et pour l’avenir tu avais placé en lui. Ce n’est pas sa place que je voudrais prendre ; le cœur, n’est-ce pas ? n’a pas besoin de chasser un sentiment pour en admettre un autre. » Le père, très touché, n’a cependant rien compris : les espérances qu’il fondait sur François, « ce sera toi, mon cher enfant, qui sera charger de les réaliser. » L’équivoque ne cessera jamais vraiment.
Guillaume a sept ans quand Guizot prend en main le ministère. En dépit de l’affection protectrice de ses sœurs et du temps que leur père réussit à préserver pour ses enfants, il ressent l’inévitable éloignement. Rapidement, il révèle des dons littéraires exceptionnels et, dès son admission au Collège de Bourbon, il collectionne les succès aux concours généraux, à la grande satisfaction de son père et de toute la famille. Cordial et charmant camarade, il est la coqueluche de l’établissement, y compris chez les plus grands, parmi lesquels Cornélis de Witt et Hippolyte Taine. En février 1848, tout son monde s’écroule. À la vie facile du boulevard des Capucines succèdent brutalement l’exil et la réclusion de l’adolescent dans une petite maison étrangère, en tête-à-tête avec son père qui lui tient lieu de répétiteur. Du moins peut-il parachever sa connaissance de la langue et des lettres anglaises. De retour à Paris à la rentrée 1849, il survole ses classes de première puis de rhétorique mais surtout il s’émancipe, avec un groupe d’amis fidèles, dans une vie de garçon où les parties fines, avec des actrices comme Rachel, les gros cigares et bientôt le jeu, donc les dettes, prennent une place que sa famille, qui n’en sait pas tout, tend à la fois à ignorer et à surestimer. Les conférences et exhortations paternelles ne manquent pas à ce garçon aimable et d’esprit distingué, mais qui « ne fait à peu près rien, et surtout sans suite. » Durant des années, les conseils pleuvent, lui élude et esquive, avec toujours cette extrême finesse d’esprit : « Je t’aurais parlé de bien des choses, n’était la crainte que mon père n’en parlât à M. Guizot. » S’il parle en effet de bien des choses, en particulier d’activités littéraires puisque Guillaume s’occupe des relations de Guizot, qui réside de plus en plus au Val Richer, avec son principal éditeur Michel Lévy dont il devient un intime, et aussi de politique, où il se montre moins conservateur que son père, il ne peut échanger avec lui sur Flaubert, qu’il admire, George Sand, avec laquelle il correspond, Baudelaire, qui lui dédicace, l’un des tout premiers, Les Fleurs du mal, ou encore Wagner, dont il applaudit la première de Tannhaüser le 13 mars 1861 : tout un univers esthétique auquel Guizot reste hermétique. Mais Guillaume, seul dans l’ouvroir familial, ne produit à peu près rien : un essai sur Ménandre en 1853, un autre sur Alfred le Grand trois ans plus tard, enfin la traduction des Essais de Macaulay. Il ne finira jamais la thèse entreprise sur Montaigne.
Si donc le travail n’est pas un remède à son laisser-aller coûteux, peut-être le mariage le fixerait-il. Guizot prend l’affaire en main dès 1851, prospectant les filles de banquiers protestants. Rien n’aboutit, d’autant que Guillaume a des attachements ailleurs, mais inenvisageables pour la famille : « Est-ce qu’on doit à sa famille de prendre son bonheur à soi là où elle le rêve pour vous, et non là où on le trouve ?», écrit-il à son ami Victor Figarol. Le salut vient de Gabrielle Verdier de Flaux, Nîmoise nièce d’un ami d’enfance de Guizot, 20 ans, « une belle tournure, la figure agréable et distinguée, une chevelure forte, l’air intelligent et aisé, bonnes manières », écrit Guillaume parti en repérage, et en outre l’espérance d’une solide fortune. Le mariage est célébré le 26 avril 1860 au grand temple de Nîmes par le pasteur Jean Monod. Cette réimplantation du nom de Guizot pourrait ouvrir l’accès au Conseil général du Gard, mais une tentative, en 1864, n’aboutit pas. Le mariage lui-même, sans être malheureux car Guillaume fait preuve, là comme ailleurs, de beaucoup de gentillesse et d’esprit, ne sera pas heureux non plus. Les époux sont trop différents de culture et de tempérament, et n’ont pas d’enfant au grand chagrin de Guizot, qui déploie auprès de sa belle-fille des trésors d’attention et d’affection. Et Guillaume n’a pas renoncé à toutes ses habitudes de célibataire. Au lieu de préparer son cours au Collège de France, où il remplace momentanément Louis de Loménie, gendre d’Amélie Lenormant, il fait la fête, et c’est la catastrophe : on murmure au début de 1866 que, pour faire face à une dette de jeu immédiatement exigible, il a sollicité directement Napoléon III, qui lui aurait remis 50 000 francs en or. Guizot, opposant à l’Empire et dont l’honneur est en cause, perçoit une part de la réalité, que Gabrielle lui révèle en pleurant alors même qu’elle ne sait pas tout. « Monsieur Guizot publie ses Mémoires pour payer ceux de son fils ! », s’amuse-t-on en ville. Apparemment sans une plainte ni un reproche, Guizot avance, non sans difficulté, l’argent propre à éteindre « toutes les calomnies, toutes les suppositions folles », qui le sont moins qu’il ne le croit ou l’espère. Qu’au moins Guillaume se mette enfin au travail ! Une chaire de littérature l’attend à la Sorbonne, grâce au ministre Duruy, si du moins il consent à avancer sa thèse ; mais non, « l’urgence qui vient du dehors le trouble plus qu’elle ne le pousse », il faut renoncer et se rabattre sur une suppléance au Collège de France, qui d’ailleurs réussit bien car Guillaume ne peut faire qu’il n’ait beaucoup de talent. En avril 1870, Guizot lui obtient d’Émile Ollivier, qu’il soutient politiquement, la sous-direction des Cultes non catholiques au ministère de la Justice. Mais l’ambassade à Athènes, qui avait été promise à l’été 1871 par Thiers, lui échappe ; sans doute avait-on découvert dans les papiers impériaux ses lettres de reconnaissance hyperbolique écrites à l’Empereur. Du moins le sous-directeur Guillaume assure-t-il le suivi du synode de l’Église réformée de 1872, dans la préparation et le déroulement duquel son père a joué un grand rôle. En 1874, donc peu avant sa mort, Guizot fait face à la divulgation dans le grand public, sans doute à l’initiative de l’impératrice Eugénie, de la libéralité de Napoléon III, ne découvrant sans doute qu’à cette occasion la totalité des faits. Il entend alors rembourser entièrement Eugénie, vendant pour cela le tableau de Murillo que lui avait donné la reine d’Espagne en 1846. Mais sa mort interrompt la procédure. Guillaume, lui, obtient en avril 1874 ce qu’il désirait vraiment, la chaire de langues et littératures d’origine germanique au Collège de France, tout en conservant son poste à la direction des cultes non catholiques. Apprécié dans le milieu littéraire pour son érudition et son goût très sûr, il semble s’être assagi, faisant sinon un excellent époux, du moins un oncle apprécié de ses neveux et nièces, et un ami recherché. Cette personnalité séduisante par ses dons, décevante par ses faiblesses, nanti d’un père trop grand pour lui, mourut le 22 novembre 1892, dans la propriété provenant de sa belle-famille, près d’Uzès.