« Vous êtes homme, vous êtes fort. Moi je suis faible, bien faible. Je sais bien peu me faire comprendre si vous ne vous êtes pas aperçu du plaisir que me donne votre présence. » La princesse de Lieven, écrit ainsi à Guizot, le 19 mars 1837, les mots que ce dernier était disposé à entendre, puisque, trois mois plus tard, il lui disait « Vous n’êtes plus seule », inaugurant ainsi une relation de vingt années. Seuls, ils l’étaient tous deux, en dépit d’une vie sociale très remplie, puisque Guizot, veuf depuis 1833, venait de voir mourir son fils aîné François, et que la princesse, séparée d’un mari qui devait décéder en 1839, avait perdu au printemps 1835 deux jeunes fils de 14 et 10 ans.
Dorothée de Benckendorff, née en 1784, d’origine estonienne et élevée à Saint-Pétersbourg, avait épousé en 1800 le comte, puis prince en 1826, Christophe de Lieven, aristocrate livonien dont le tsar Alexandre 1er fit un ambassadeur à Berlin en 1810, puis en Angleterre deux ans plus tard. Mme de Lieven devait devenir ainsi le type même de l’ambassadrice, régnant à Londres sur la haute société, rayonnant dans les cours d’Europe par son entregent, sa disponibilité, le charme de sa conversation. Elle fut la maîtresse du prince de Galles et futur George IV, de Metternich, du grand-duc Constantin de Russie et autres puissants personnages.
Payant de son corps, elle se croyait une tête politique, et le faisait croire. Pour une femme, même de son niveau, son réseau de relations était, à la fin des années 1820, sans égal en Europe. En 1834, les Lieven durent quitter l’ambassade. Elle s’installa seule à Paris en septembre 1835, accueillie par le grand monde avec curiosité. Son salon fut bientôt très fréquenté, et elle se lança dans la politique française avec passion. « C’est une femme purement politique », disait d’elle son amie lady Granville, épouse de l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, « il lui faut des gens au pouvoir. Si aujourd’hui on faisait le bourreau président du Conseil, elle serait enchantée de le recevoir chez elle. » C’est par Thiers qu’elle commença, se remuant beaucoup pour le conduire à la présidence du Conseil en 1836. Mais elle avait aussi à l’œil son rival, François Guizot. Ils firent vraiment connaissance au début de 1836, se tournèrent autour cette année-là, avant la révélation de 1837, qui fut consommée au cœur de l’été semble-t-il : « Le 30 août était un dimanche, lui écrit-elle. Demain, huit semaines révolues depuis que nous nous sommes donnés bien solennellement l’un à l’autre, pour cette vie, pour l’éternité ! Adieu, mon bien-aimé chéri. » Cette liaison, dont l’intensité ne se relâcha jamais en dépit de l’âge croissant des partenaires, et qui s’affichait publiquement, donna lieu à une magnifique correspondance sentimentale autant que politique. Lorsque Guizot prit l’ambassade de Londres en 1840, la princesse lui prépara les voies et ne tarda pas à le rejoindre. Que la maîtresse du ministre des Affaires étrangères fut sujette du tsar de Russie fit jaser. Chateaubriand se moquait : « Un doctrinaire grave est tombé aux pieds d’Omphale », tel journal habillait Guizot en « Sigisbée d’une déité de chancellerie. » Il ne semble pourtant pas, même si elle ne se privait pas de donner son avis, qu’elle ait pesé dans les choix de politique extérieure du pays. L’essentiel de leur relation se situait à un autre niveau.
De fait, à l’homme d’Etat déchu et bientôt retraité, Dorothée de Lieven conserva un indéfectible attachement. Ils étaient partis presque en même temps pour l’Angleterre en 1848, ils en revinrent de même dix huit mois plus tard. Il continua à fréquenter et à animer son salon de la rue Saint-Florentin, qui reprit du lustre sous le second Empire, et où elle mourut dans la nuit du 26 au 27 janvier 1857, après avoir reçu le pasteur Cuvier, car son lien avec la confession luthérienne s’était toujours maintenu. Guizot l’accompagna dans ses tout derniers moments, et sa disparition lui fut une blessure profonde. Ces deux-là s’étaient vraiment aimés.
Fut-ce en dépit de tout ce qui les séparait, ou à cause de leurs différences mêmes ? Aristocrate ignorant tout de ce qui n’était pas son milieu, indifférente aux arts sauf à la musique, ne manifestant ni de goût pour la lecture ni de curiosité pour les idées générales, sans amis véritables, dissimulant sa sensibilité jusqu’à laisser croire qu’elle en était dépourvue, facilement plaintive, elle trouva dans le bourgeois acharné au travail, immensément cultivé et riche d’amitiés et d’affections, très sûr de lui, une puissance à laquelle elle se soumit, tandis qu’il lui fit découvrir, en l’élevant à sa hauteur, des ressources personnelles qu’elle ne soupçonnait pas. Si Rémusat la voyait sous les traits d’une « grande grue rouge », et Thiers, fâché avec elle, comme « une bavarde, une menteuse et une sotte », Barante, à sa mort, salua « une personne d’une haute raison et d’un caractère noble et sûr. » Et Guizot lui-même la jugea bien : « Ses qualités étaient à elle et venaient de sa nature ; ses défauts lui venaient de son éducation et de son monde. »
S’ils se voyaient plusieurs fois par jour à Paris, s’écrivant presque quotidiennement quand ils étaient séparés, jamais ils n’habitèrent ensemble, encore moins se marièrent, comme la rumeur en courut. En dépit de tentatives nombreuses, la princesse ne parvint jamais à forcer la porte du cercle familial, ni à Paris ni au Val-Richer. Mme Guizot mère était jalouse de la liaison accaparante de son fils, les enfants la ressentaient avec malaise, tout en s’efforçant à la politesse. Elle lui légua 8 000 francs de rente, et sa voiture. Il rédigea sa notice biographique, déclarant : « La vérité et la confiance ont constamment régné dans notre amitié ; elle leur a dû sa solidité comme sa douceur. » Elle fut enterrée dans le domaine familial de Mesoten, près de Mitau en Courlande. Son portrait par Thomas Lawrence, son buste par Thomas Campbell, en bonne place au Val-Richer, montre qu’elle avait eu jadis sinon de la vraie beauté, au moins de l’élégance et de la grâce.