Achille de Daunant était le plus ancien ami de Guizot, et l’un des plus fidèles. Avec sa sœur cadette, Laure, née en 1790, il noua et développa une relation d’une qualité et d’une intensité exceptionnelles. La correspondance publiée en 1934, et qui s’étale de 1830 à 1864, en donne toute la mesure. Encore ne s’agit-il que de ses lettres à lui, environ quatre cents, et encore pas intégralement. Celles de Laure ont été brûlées par Guizot à sa demande, selon un procédé assez fréquent, mais qui suggère toujours la volonté d’effacer l’expression d’une intimité impubliable.
Guizot l’avait connue petite fille à Nîmes, il la retrouva mariée en 1813 à Auguste de Gasparin, de petite noblesse protestante vauclusienne, né comme lui en 1787, propriétaire foncier et agronome, qui deviendra maire d’Orange en 1836, et député de la Drôme de 1837 à 1842, avec l’appui de Guizot. Sous la monarchie de Juillet, François Guizot et Laure de Gasparin, qui habitait Orange ou sa demeure de Lacointe dans le Gard, se voyaient assez souvent à Paris, où elle tenait la maison de son mari député et aussi celle d’Adrien de Gasparin, frère aîné de son époux et veuf depuis 1834 de sa sœur aînée Rosalie de Daunant, ministre de l’Intérieur de 1835 à 1837, et encore 1839.
A quel moment prit corps le tendre sentiment dont témoigne, peut-être insuffisamment, les lettres de Guizot ? En tout cas il atteint son apogée entre le second veuvage de Guizot, en 1833, et l’apparition de la princesse de Lieven en 1837, au moment où il est particulièrement disponible. Il lui écrit ainsi en mai 1836 : « Que de choses que je ne vous écris pas, et que je vous dirais, chère amie ! Les unes trop petites, les autres trop intimes pour être écrites. » Et encore, un mois plus tard, se découvrant comme rarement : « Il y a au fond de notre cœur un si ardent désir de complet abandon, un plaisir si vif dans l’absence de toute réticence, de toute contrainte et dans la certitude d’un laisser-aller réciproque, qu’auprès de la femme qu’on aime, qu’on aime tout à fait, qui vous aime tout à fait, on se livre quelquefois et avec un entraînement plein de charme, à une liberté de pensée, de parole, d’imagination et d’expression qui, dans toute autre relation, serait insupportable et impossible. » On peut supposer qu’elle répondait dans le même registre. Jamais ils ne furent si près l’un de l’autre, sans qu’on sache jusqu’à quel point. Sans doute la proximité de Guizot avec le groupe Daunant-Gasparin a-t-elle interdit de pousser la liaison jusqu’à son ultime développement.
Reste que l’intimité de cœur et d’esprit qui les unissait ne fut surpassée que par celle qu’entretint Guizot avec ses deux épouses. Avec cette femme intelligente, spirituelle, vive et de caractère affirmé, il pouvait s’exprimer complètement dans les domaines les plus divers : vie de famille, santé, amitiés, lectures, politique, états d’âme, religion, faits divers et anecdotes. Jamais on ne le sent plus à l’aise qu’avec elle.
Elle-même, semble-t-il, ne se gênait pour lui dire le fond de sa pensée, avec une vigueur dont il ne s’offensait pas, tant l’estime et la confiance l’emportaient sur les humeurs et les divergences. Et souvent ils riaient ensemble. Laure de Gasparin, veuve depuis 1857 et sans enfant, mourut le 4 février 1864 à Orange. Grâce à elle, la personnalité de Guizot s’est révélée dans toute sa richesse, et, assurément, elle lui a procuré une forme de bonheur paisible et fort.