Guizot éprouvait-il un penchant pour les grandes dames européennes ? Elles, en tout cas, se sentaient attirées par lui, et ne craignaient pas de le lui faire savoir. La princesse de Lieven n’était pas encore enterrée que Guizot reçut de Berlin une lettre à laquelle il ne s’attendait pas, ou plus : « C’est à vous surtout que je pense (…) Il y a dans le cœur des coins cachés et oubliés qui se retrouvent quand on vient y frapper. » Cette invitation explicite était signée de la duchesse de Sagan. En mars 1857, elle avait soixante-quatre ans, dont un demi-siècle, elle aussi, de relations et d’activités politiques et mondaines de tout premier ordre. Dorothée de Biron était la plus jeune des quatre filles du dernier duc souverain de Courlande, qui avait vendu très cher ses droits à Catherine II quand la Russie avait absorbé sa principauté. Grandie au plus près de la cour de Prusse, elle épousa en 1809 le comte Edmond de Périgord, neveu de Talleyrand qui la demanda pour lui au tsar Alexandre 1er, que la duchesse de Courlande connaissait particulièrement bien. Installée à Paris, elle devint dame du Palais de l’impératrice Marie-Louise. Son oncle, dont l’intérêt pour la jeune femme d’une beauté et d’un esprit remarquables allait croissant, l’emmena au congrès de Vienne pour y tenir sa maison, ce qu’elle fit à la perfection : « Elle a sur sa figure et dans toute sa personne ce charme irrésistible sans lequel la beauté la plus parfaite est sans pouvoir », s’enthousiasme un congressiste. Elle était désormais lancée dans la plus haute société européenne. C’est à Vienne qu’elle contracta avec Talleyrand un lien extraordinaire, à la fois affectif, intellectuel, et aussi charnel, puisque sa fille Pauline née en 1820 et futur grand-mère de Boni de Castellane, est certainement leur œuvre commune, le comte Edmond ayant presque définitivement pris le large, sans jamais divorcer. En 1817, la comtesse de Périgord reçut le titre de duchesse de Dino, sous lequel elle fut désormais connue, avant de devenir duchesse de Talleyrand en 1838, puis de Sagan, un immense domaine silésien, en 1844. Hors les dynasties régnantes, il n’y avait rien de plus chic au monde que la duchesse de Dino, et guère de tempérament plus ardent non plus, reflété par d’immenses et fascinants yeux bleu/noir. Sans doute Guizot la vit-il pour la première fois à l’été 1815, quand Talleyrand était président du Conseil et lui secrétaire général du ministère de la Justice. Ils se revirent sous la Restauration, Talleyrand, dont sa nièce, logée dans son hôtel de la rue Saint-Florentin, épousait toutes les causes, évoluant vers l’opposition libérale dans laquelle Guizot jouait un rôle grandissant. Dorothée de Dino lui fit des avances, comme elle faisait à bien d’autres. Quand il devint veuf en 1827, elle accentua la pression, l’invitant chez elle, voulant même l’avoir seul en septembre 1828 au château de Valençay alors qu’il devait se remarier deux mois plus tard. Sa future épouse, Eliza Dillon, réussit à s’y opposer. Ils ne se quitteront pourtant pas de vue, en particulier après le second veuvage de Guizot en 1833. Que s’est-il passé entre eux, lorsqu’en 1834 elle rentra avec Talleyrand de Londres où elle avait exercé avec brio le rôle officieux d’ambassadrice ? Guizot, en mai 1836, fait état d’une « longue conversation tant attendue » entre eux. C’est chez elle qu’il a, l’une des premières fois, rencontré Dorothée de Lieven, que l’autre Dorothée avait bien connue à Londres et accueillie en amie à Paris en 1835. Cette amitié se transforma bientôt en une rivalité jalouse dont Guizot était l’objet. « On trouve matin et soir M. Guizot chez Mme de Lieven, et on s’en amuse », écrit la duchesse ; « Savez-vous que j’ai un parfait mépris pour Mme de Talleyrand ? Elle m’engage à aller chez elle, ce que je ne ferai pas », répond la princesse. Mais la duchesse de Dino, longtemps spectatrice engagée de la politique française, et très proche de la famille d’Orléans, vivait de plus en plus en Prusse, et les occasions de rencontre se raréfiaient. Elles reprirent donc en 1857, et il ne fallut pas longtemps pour que les anciens amis, grands-parents depuis des années, renouent : « Toujours belle, toujours le regard et les attraits de Circé. Et l’esprit aussi entier, aussi animé que le corps. » De 1857 à 1860, lorsqu’ils sont tous deux à Paris, Guizot vient la voir plusieurs fois par semaine, dîne avec elle, souvent en tête-à-tête, chez leur amie commune la comtesse Mollien, aveugle ; entre-temps des dizaines de lettres sont échangées, qui ont disparu alors que les précédentes ont été en partie conservées. La duchesse demande comme une faveur que son portrait, dédicacé à « mon illustre ami », soit accroché au Val-Richer parmi ceux des êtres chers, à commencer par Mme de Lieven. Les sentiments entre eux affleurent, peut-être les corps se mettent-ils en mouvement. Ultime amour de fin d’automne. Une des dernières lettres de la duchesse, au crayon, fut pour lui. « Pendant longtemps », écrit-il après sa mort à Sagan en septembre 1862, « nous nous étions beaucoup rencontrés en nous connaissant peu ; depuis quelques années, nous nous étions vus de plus près, mieux compris et beaucoup plus goûtés mutuellement. C’était un esprit supérieur, une âme grande et tendre à travers les emportements de sa vie, et une société charmante. Les grandes créatures sont rares. » Cet esprit, cette culture aussi car la duchesse de Dino était une infatigable lectrice, sa fidélité en amitié qu’elle entretint avec la duchesse de Broglie, Royer-Collard, Thiers, Barante, Molé, Tocqueville pour ne parler que des Français, son besoin d’être aimée, s’expriment dans les quatre volumes de la Chronique placée sous son nom par sa petite-fille Marie Radziwill et composée principalement d’extraits des lettres qu’elle adressa durant trente ans à son très tendre ami Adolphe de Bacourt.
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