[Pour accéder à l’article en format pdf, cliquer ici. Pour le lire en ligne, suivre le cours des pages dans la navigation.]
Michel Lévy avait trente-et-un ans lorsqu’en 1852 il installa 2 bis rue Vivienne la librairie créée par son père Simon en 1836 et devenue une maison d’édition en vue. Le dossier que je présente et commente ici comporte dix contrats signés avec Guizot. La correspondance de Guizot, et les archives des éditions Calmann-Lévy, montrent que Michel Lévy, depuis au moins 1855 et sans doute plus tôt, avait noué avec lui, et avec sa famille, des relations qui se resserrèrent au fil du temps[1], bien plus étroitement qu’avec Didier. A ce dernier, de tradition littéraire et historique, Guizot n’avait jamais songé à confier l’édition de ses œuvres politiques, et c’est pourquoi il est surprenant qu’il n’ait pas pris la peine, et que Didier ne lui ait pas demandé, d’annuler plus tôt l’article 2 du contrat de 1850. En effet, c’est à ce chantier que, dès 1854, Guizot était décidé à s’atteler, renvoyant sine die la rédaction de la quatrième partie de l’Histoire de la révolution d’Angleterre. Un premier contrat, portant sur un volume relatif aux origines et aux effets de la liberté religieuse dans l’Europe chrétienne, fut signé le 21 mars 1857 avec « Messieurs Michel Lévy, frères », car Michel représentait aussi son frère aîné Calmann, plus en retrait, mais resta sans suite. Le gros morceau fut conclu trois jours plus tard, sous la forme d’une convention au dispositif très simple, mais au contenu très substantiel. Guizot cédait pour douze ans à compter de la mise en vente du dernier volume la propriété de ses Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, entièrement inédits, portant sur la période 1814-1848, en au moins quatre volumes, le manuscrit de chacun d’eux étant remis à partir de 1858 « afin que l’ouvrage soit terminé en 1862 au plus tard », donc au moins un par an. Le prix forfaitaire était fixé à 20 000 francs par volume pour les trois premiers, à 12 000 pour le quatrième, et de même pour un cinquième « si l’ouvrage comportait trop de matière pour entrer en quatre volumes ». La moitié de la somme due serait payée en numéraire à la remise du manuscrit, et le solde en deux billets à échéance de trois et six mois après la remise du bon à tirer de la dernière feuille du volume concerné. Les droits de la langue anglaise étaient réservés à l’auteur. Sans compter les 1 200 £, soit près de 25 000 francs, sur lesquelles s’était engagé Richard Bentley par contrats des 1er mai 1857 et 8 mai 1860[2], c’était au moins 72 000 francs, un montant pour lui sans précédent, que Guizot pouvait escompter de ce travail d’Hercule, qu’à 70 ans il entamait ainsi d’un cœur léger.
Et le vieil athlète releva le défi puisqu’en 1862 cinq volumes avaient successivement paru. Et pourtant il n’était parvenu qu’au début de 1840. Trois volumes s’avéraient encore nécessaires. Si un nouveau contrat fut signé alors avec Michel Lévy, il ne figure pas dans le dossier. Mais à supposer que ces trois derniers volumes aient été rémunérés comme les quatrième et cinquième, c’est 120 000 francs que Guizot aurait retirés au total de cette grande entreprise. Un pause s’imposait. Par contrat du 21 mars 1861, Guizot vendait à Lévy, sous le titre ambitieux et excessif d’Histoire parlementaire de France, le droit d’éditer ses Discours aux chambres, en quatre volumes formant complément des Mémoires. Guizot s’engageait à fournir des textes de liaison qui « donnent pour ainsi dire le fil de l’histoire du régime parlementaire pendant le gouvernement du roi Louis-Philippe ». Sera placée en tête une introduction inédite d’entre cent et deux cents pages, intitulée – mais le contrat ne le précise pas – « Trois générations, 1789, 1814, 1848 »[3]. La somme convenue est de 4 000 francs par volume, payable dans les mêmes conditions que les Mémoires. Clause nouvelle d’intéressement, une « prime » de 1 000 francs par volume sera versée dès que la vente – et non pas le tirage – dépassera 3 000 exemplaires. Il est précisé que si un ou plusieurs volumes supplémentaires s’avéraient nécessaires, ils ne seraient pas rémunérés. L’éditeur économisa ainsi 4 000 francs au moins, car il fallut en effet un cinquième volume, l’ensemble paraissant en 1863-1864. La publication des Mémoires pouvait reprendre, et s’acheva en 1867. En dix ans, treize volumes avaient ainsi été mis sur le marché.
Entre temps, Guizot n’était pas resté inerte, se tournant activement vers les questions religieuses. Le 24 août 1861, il cédait pour douze ans à M. Lévy les droits sur un ouvrage qu’on dirait d’intervention intitulé L’Eglise et la société chrétienne en 1861. Le manuscrit, dont Guizot avait en réalité attaqué la rédaction au mois de mai, devait être remis deux semaines plus tard ; ce qui eut lieu en effet. Le prix en était fixé à 1 franc 25 par volume tiré in-8° et 50 centimes pour le format in-18°[4], 10 000 francs étant versés, pour un premier tirage à 8 000 exemplaires, moitié comptant à la remise du manuscrit moitié à trois et six mois. Il est spécifié que « les doubles passes d’usage en librairie » ne seront pas payées, mais il ressort implicitement de l’article 6 relatif au paiement qu’elles ne sont pas comptées dans le tirage. L’éditeur pourra publier l’ouvrage en Allemagne – donc en français – sans rien devoir à l’auteur, à qui sont réservés, comme d’habitude, les droits de la langue anglaise, les autres appartenant à Lévy. C’est selon les mêmes clauses que fut conclu un contrat le 7 décembre 1863, portant sur un volume de Méditations sur la religion chrétienne, la rémunération passant de 1 franc 25 à 1 franc 50 si le volume comptait plus de 400 pages, et un droit de suite pour d’autres Méditations aux mêmes conditions. De fait, deux volumes suivirent le premier, publié au milieu de 1864[5], soit au total quatre ouvrages substantiels tous sortis de la plume du seul Guizot. Et ce n’est pas tout : par contrats des 20 février 1868 et 15 mars 1869, et dans des conditions identiques – 4 000 francs moitié comptant moitié à trois et six mois – M. Lévy acquérait la propriété de deux recueils d’articles dont le contenu n’était pas précisé, respectivement Mélanges biographiques et littéraires et Mélanges politiques et historiques[6], assortis chacun d’une préface inédite. Enfin, suite à trois contrats Lévy respectivement des 24 mars 1857, 25 janvier 1860 et 8 juin 1861, avaient été publiés dix volumes traduits sous les auspices de Guizot et comportant pour chaque œuvre[7] une préface de lui d’au moins 32 pages, pour des prix de cession d’un total de 10 000 francs. Pour Michel Lévy comme pour François Guizot, mais pour des raisons différentes, cette décennie 1858-1869 relevait d’un prodige éditorial, par la masse énorme des textes fournis[8] et par la somme non moins considérable par laquelle ils avaient été rémunérés durant cette période, puisque Guizot avait perçu au moins 200 000 francs pour la seule langue française, soit peut-être, mais toute conversion est très risquée, environ un million d’euros. Cela crée des liens, dans les deux sens, et la confiance entre Michel Lévy et Guizot ne sera jamais altérée, même si celui-ci s’en remet à la maison Hachette pour ses tout derniers ouvrages.
- À partir de l’été 1867, M. Lévy s’adresse au « cher Monsieur Guizot », et non plus « Monsieur » seul, lui exprime ses « sentiments les plus affectueux et les plus dévoués », et se rappelle « au bon souvenir des habitants du Val-Richer ».↵
- Memoirs to illustrate the history of my time. Traduction de John William Cole.↵
- Cette introduction donna lieu en 1863 chez M. Lévy à une édition à part en format in-18° en même temps que paraissaient les trois premiers volumes in-8° des Discours.↵
- L’article 2 dispose que la composition utilisera « la même justification que l’édition de la traduction du Cantique des Cantiques de M. Renan, publiée par MM. Michel Lévy frères. » Il est rare que Guizot se cale sur Renan.↵
- Après les Méditations sur l’essence de la religion chrétienne (1864) parurent Méditations sur l’état actuel de la religion chrétienne (1866) et Méditations sur la religion chrétienne dans ses rapports avec l’état actuel des sociétés et des esprits (1868).↵
- Le premier recueil regroupe des notices de très inégale longueur relatives à Édouard Gibbon, Mme de Rumford, Mme Récamier, la comtesse de Boigne, la princesse de Lieven, M. de Barante, M. de Daunant, Philippe II et ses nouveaux historiens. Le second recueil regroupe six essais et articles parus entre 1816 et 1828.↵
- Histoire de la fondation de la République des Provinces-Unies de John Motley, 4 vol., 1859-1860 ; La Chine et le Japon de Lawrence Oliphant, 2 vol., 1860 ; William Pitt et son temps de lord Stanhope, 4 vol., 1862-1863. Il faut y ajouter, en application d’un contrat inconnu de nous, Le Prince Albert, son caractère, ses discours, dans une traduction d’Henriette de Witt précédée d’une importante préface de Guizot, en 1863.↵
- Il faut ajouter un avant-propos à une réédition de Génie du christianisme de Chateaubriand, en deux volumes , par M. Lévy en 1866, et un court ouvrage repris d’un long article publié en septembre 1869 dans la Revue des deux-mondes, La France et la Prusse responsables devant l’Europe, tiré à 5000 exemplaires payés chacun 15 centimes.↵