C’est en 1812 que François Guizot rencontra Pierre-Paul Royer-Collard, dont le nom, trop oublié aujourd’hui, fut l’un des plus considérables au temps de la monarchie constitutionnelle, à laquelle s’attache toute son action intellectuelle et politique.
A cette date, il avait 49 ans et déjà une riche expérience : avocat au Parlement de Paris à la fin de l’Ancien Régime, il rallie d’enthousiasme la Révolution et, proche un moment de Danton, sert la Commune de Paris. Réchappé de la Terreur, il est député aux Cinq Cents en 1797, et rallie le légitimisme bourbonien après le coup d’État de Fructidor. Il fait alors partie du petit conseil secret qui tente d’ouvrir les yeux du futur Louis XVIII sur les réalités nouvelles. A partir de 1803, il s’enferme dans la méditation littéraire et philosophique. Son ami Fontanes, grand-maître de l’Université, le convainc néanmoins de prendre en 1811 la chaire d’histoire de la philosophie moderne à la faculté des Lettres de Paris. C’est l’année suivante qu’il reçoit un nouveau collègue, de vingt-quatre ans plus jeune, nommé professeur d’histoire moderne par le même Fontanes.
Entre eux, ce fut une sorte de coup de foudre. Élevés tous deux par une mère exigeante et révérée, tous deux d’origine bourgeoise attachés à l’égalité civile, l’aîné, nourri de tradition et de morale jansénistes, trouva dans son cadet un fond d’austérité protestante tempérée par une sociabilité et une fécondité de travail impressionnantes. Guizot s’attacha de son côté à ce mentor, jadis avocat et girondin, qui pouvait faire figure de père de substitution à l’orée de sa vie intellectuelle. De fait, Royer-Collard, père de deux filles et peut-être en manque d’un fils, le prit aussitôt sous son aile, l’ancra dans ses convictions spiritualistes, lui faisant, pour toujours, préférer Bossuet à Voltaire. Il lui inculqua aussi un rejet absolu de la primauté de la force sur le droit et de la puissance du nombre sur les vérités de la raison. Enfin, il l’admit dans son cercle philosophique fréquenté aussi par Maine de Biran et Victor Cousin, auxquels il se lia étroitement.
En mai 1814, Royer-Collard, nommé directeur général de la Librairie, imposa à l’abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur de la première Restauration, Guizot comme secrétaire général. Ce service décida en partie de sa carrière. Pendant les Cent-Jours, Royer-Collard propose aux membres du cercle de monarchistes constitutionnels qu’il anime d’envoyer Guizot à Gand pour contrer auprès de Louis XVIII exilé l’influence des ultra-légitimistes. Ce voyage fut lourd de conséquences pour le jeune émissaire. Dans le groupe des « doctrinaires » formé à la fin de 1817, Royer-Collard, député de la Marne, fait figure de chef, au point que, selon une tradition, cette dénomination viendrait de ce qu’il a suivi jadis l’enseignement des Pères de la doctrine chrétienne. Guizot lui est étroitement associé, et c’est ensemble qu’ils rédigent rapports, projets de loi et discours sous les ministères Richelieu puis Decazes, au service d’une interprétation libérale de la Charte.
En 1820, après l’assassinat du duc de Berry et la chute de Decazes, c’est ensemble qu’ils sont révoqués du Conseil d’État, et pratiquent dès lors une opposition parfois vive. En janvier 1830, Royer-Collard président de la chambre des députés aide à l’élection de Guizot dans le Calvados. Prenant acte sans plaisir de la nécessité de la révolution de Juillet, le député de la Marne, conservateur atypique et solitaire, oracle du libéralisme, n’intervient plus que dans les occasions où les libertés, en particulier celle de la presse, lui paraissent en jeu. C’est le cas en août/septembre 1835, où il affronte Guizot porte-parole du cabinet, de même qu’il lui reprochera en 1839 son rôle dans la fameuse coalition contre Molé. Ce différend politique s’était doublé, en 1834, d’une brouille personnelle, Guizot ministre n’étant pas parvenu à obtenir pour le mari d’une de ses nièces « un avancement considérable dans la haute administration. » « Quelques jours plus tard, raconte-t-il, M. Royer-Collard me témoigna formellement, par quelques lignes amères et tristes, son désir de rompre nos anciennes relations. » Cette mise à distance n’était pas la première car Royer-Collard, très susceptible et ombrageux, et langue acérée, avait plus d’une fois prononcé des mots sarcastiques à l’égard de l’ambition d’un protégé qui s’était trop vite et trop bien émancipé.
Mais entre eux, l’amitié devait rester la plus forte. Elle s’était beaucoup manifestée durant la Restauration, la période de leur plus grande intimité, en particulier à la mort de Pauline de Meulan, et en 1833, après qu’Eliza eut accouché de Guillaume, c’est Royer-Collard, l’ayant visitée, qui, attentif, mit Guizot en garde contre son état fragile laissant présager une mort possible, qui se produisit en effet quelques jours plus tard. Mme Guizot mère lui vouait elle-même, depuis longtemps, un attachement admiratif, qu’il lui rendait bien.
Dès 1830, Guizot recruta Hippolyte Royer-Collard, son neveu, comme chef de la division des Sciences au ministère de l’Intérieur, et le gendre de Royer-Collard, le célèbre médecin Gabriel Andral, était fréquemment consulté par la famille Guizot. Les derniers échanges entre Royer-Collard, retiré de la politique active depuis 1839, et Guizot alors au faîte du pouvoir, sont empreints d’une tendresse dont Royer-Collard faisait rarement expression. Ce dernier écrit en mars 1844 : « J’éprouve en vous lisant qu’il y a entre nous de l’ineffaçable », et Guizot répond sur le champ : « J’ai toujours bien su et senti qu’il y avait entre nous de l’ineffaçable. Tout à vous de tout cœur. »
A la mort de Royer-Collard, le 4 septembre 1845, Guizot écrit à sa veuve Augustine de Châteaubrun : « Je l’aimais comme autrefois, comme toujours. Nous nous sommes séparés tendrement. J’en jouirai toute ma vie. Ma mère l’aimait vraiment. » A la princesse de Lieven, il adresse ce rare hommage : « C’était un esprit rare, charmant, un caractère très noble. Quatre personnes ont réellement influé sur moi, sur ce que je puis être, devenir et faire. Il est l’une de ces personnes-là. Le seul homme. » Et à sa fille Henriette : « Il a fait bien plus que me rendre service dans ma carrière. Il a réellement contribué à mon développement intérieur et personnel. Il m’a ouvert des perspectives et appris des vérités que, sans lui, je n’aurais peut-être jamais connues. » Au Val-Richer, dans son petit cabinet de travail, Guizot accrocha le portrait de Royer-Collard parmi ceux des gens qu’il aimait.