« Il m’aimait et je l’aimais… Une amitié vraie, intime, je dirais volontiers tendre s’il fallait dire cela entre hommes. » Ce témoignage rendu au second plus cher de ses amis, le premier étant Victor de Broglie, Guizot le dispense largement autour de lui en décembre 1860, au lendemain de la mort de lord Aberdeen. Le sentiment qui l’inspire peut bien en effet s’appeler de l’amour. Rien, entre eux, ne le laissait prévoir, et les circonstances dans lesquelles il grandit et s’installa ne s’y prêtaient guère.
George Hamilton Gordon, né en 1784 dans un vieux et prestigieux lignage écossais et devenu 4e comte d’Aberdeen en 1801, était déjà un nom connu lorsque Guizot entra dans la vie active. Il avait participé aux négociations du traité de Paris en 1814, puis détenu pour la première fois le Foreign Office de 1828 à 1830. A ce titre, il fut le premier ministre des Affaires étrangères, en Europe, à reconnaître Louis-Philippe. Guizot entendit parler de lui de façon plus intime lorsqu’il entama sa liaison avec la princesse de Lieven. En effet, Aberdeen éprouvait plus qu’un penchant pour la princesse, qui avait fait les belles heures de l’ambassade de Russie à Londres et de tout le milieu politique et diplomatique. Il le lui fit particulièrement sentir un jour de juillet 1837. Mais elle s’était liée depuis très peu avec Guizot, à qui elle raconte : « Je le lui ai dit, il sait maintenant que je ne suis pas seule sur la terre, qu’un noble cœur a accepté la mission de consoler le mien. » Le non moins noble lord reçut l’aveu en vrai gentleman, et sans rien laisser paraître de son chagrin, s’effaça devant le rival français, non sans déclarer : « L’homme dont je suis le plus curieux à Paris est M. Guizot ; promettez-moi de me faire faire sa connaissance. »
La véritable rencontre eut lieu en mars 1840, lorsque Guizot prit l’ambassade de Londres.
Aberdeen, tory d’esprit ouvert, est alors dans l’opposition : « Il est très instruit, et d’une conversation très variée. » La confiance grandit progressivement entre eux, autant que le permette la position d’ambassadeur. Aberdeen écrit à Mme de Lieven, restée une amie proche : « Les traits de son caractère qui m’impressionnent le plus sont son honnêteté et sa droiture. » Ces qualités, Guizot les reconnaissait de son côté chez celui qui devint, en septembre 1841, son partenaire aux Affaires étrangères. Peut-être aussi, sans se l’être apparemment jamais dit, se sentaient-ils unis par les mêmes drames personnels : Aberdeen avait perdu son père à l’âge de sept ans, ensuite sa première épouse et successivement leurs quatre enfants, enfin sa deuxième femme en 1833. Ils partageaient la même forme de protestantisme, puisque Aberdeen, Écossais, était presbytérien. C’est par le tempérament surtout qu’ils différaient : d’un côté le bourgeois méridional, vif, prolixe, perpétuellement en mouvement et en action, de l’autre le grand seigneur, immense propriétaire terrien, lent, silencieux, flegmatique, dont le feu brûlait sous une glace épaisse que Guizot s’employa et réussit à briser.
La politique extérieure, qui aurait dû les séparer, constitua le ferment de leur amitié. Celle-ci se noua définitivement en septembre 1843, lorsque, à l’occasion du séjour des souverains britanniques chez le roi et la reine des Français à Eu, Guizot et Aberdeen eurent en tête-à-tête, dans une langue qu’on peine à imaginer car le premier parlait imparfaitement anglais et le second presque pas le français, des entretiens qui aboutirent, les semaines suivantes, à l’établissement d’ « a cordial good understanding », écrit Aberdeen, une « sincère amitié » et un esprit de « cordiale entente », répond Louis-Philippe inspiré par Guizot, entre les deux pays. Cette entente fut soumise à rude épreuve, tant les intérêts des deux gouvernements s’opposaient souvent : rivalité en Grèce, droit de visite, Tahiti et affaire Pritchard, intervention au Maroc, enfin, plus grave encore, mariages espagnols. En dépit de tensions parfois très vives, chacune de ces crises trouva une solution de compromis, jusqu’au retrait d’Aberdeen du Foreign Office en juillet 1846. Outre les rencontres d’Eu en septembre 1843, de Windsor en octobre 1844, à nouveau d’Eu en septembre 1845, entre les souverains et leurs ministres – « Dans le parc tête-à-tête avec lord Aberdeen. Très, très bonne promenade affectueuse, confiante et sensée… Nous avons parlé de tout », les deux collègues usèrent d’un procédé inhabituel. À partir de 1’automne 1843, ils entretinrent, à côté des lettres et dépêches officielles, une correspondance privée dont le principe était de « se tout dire », en pleines franchise et confiance, y compris en se communiquant l’un à l’autre des pièces diplomatiques dont leurs ambassadeurs respectifs tenaient à ce qu’elles restent secrètes. Ainsi étaient écartées les susceptibilités, les fausses interprétations, les pressions de l’opinion publique, au profit d’une compréhension mutuelle et d’un souci d’apaisement qui n’empêchaient pas la défense des intérêts de chaque partie. Cette politique « vraie, bonne et sensée » valut à l’un d’être qualifié d’ « Englishman bâtard », à l’autre de « valet de Guizot » par leurs oppositions respectives, mais leur travail de déminage porta ses fruits. Cette correspondance témoigne aussi du développement de leur amitié, exprimée surtout par Guizot, dont les formules de politesse passent d’un « bien sincèrement » initial au « tout à vous » puis « tout à vous de tout mon cœur », voire « du fond de l’âme » en juillet 1846, ce qui est beaucoup d’un ministre à un autre. Plus sobre, Aberdeen s’en tient à un « believe me ever most truly yours » quasi inamovible. En 1847, ils échangèrent leurs portraits, accrochés bien en place dans leurs maisons respectives.
Le départ d’Aberdeen, la chute de Guizot, ne refroidirent pas l’affection, au contraire. Lorsque Aberdeen apprit que son ami, en février 1848, aurait été arrêté, on dit qu’il eut un malaise. L’exil londonien de Guizot permit quelques bonnes rencontres, et au moment de rentrer en France, ce dernier écrit : « Je ne sais si je vous ai assez dit combien je suis touché de votre amitié, et combien la mienne pour vous est profonde. À coup sûr je ne vous l’ai pas dit autant que cela est. » Et il confie à la garde d’Aberdeen ce qu’il a de plus cher, quelques-unes de ses décorations, dont la Toison d’or, et des lettres, dont celles de la princesse de Lieven. Il ne récupérera cette boîte précieuse qu’en 1857. Hors des affaires, auxquelles Aberdeen revînt en décembre 1852 à la tête d’un cabinet dont l’existence se termina assez mal en février 1855, les échanges entre les deux hommes se poursuivirent dans une substantielle correspondance, d’autant que l’ancien secrétaire du Foreign Office se mêla un moment, à la demande de Guizot et d’autres, du processus d’impossible fusion entre Bourbons et Orléans. Aberdeen effectua de rares visites à Paris, et ne vint jamais au Val-Richer, où fut reçu chaleureusement le plus jeune de ses quatre fils, Arthur Gordon. En août 1858, Guizot se décida à aller jusqu’en Écosse revoir son vieil ami chez lui, à Haddo House.
Ce voyage sonne comme un adieu. Dans l’admirable parc, les deux hommes déjà d’un autre temps causèrent moitié marchant moitié sur un banc. Guizot voyait de ses yeux cette aristocratie encore vivante, pas si éloignée des récits de Walter Scott : « Il a plus de 900 fermiers. Il est le dernier des grands laird écossais qui puisse réunir sur son appel 3 ou 4 000 hommes… Il est impossible de laisser percer plus d’esprit et de cœur à travers des formes lentes, froides et tantôt un peu embarrassées, tantôt un peu ironiques. » Les deux amis se quittèrent dans une scène belle comme l’antique.
Aberdeen, patriarche entouré des siens, serra la main de Guizot avec ces paroles :
« Nous ne nous reverrons pas ; mais je n’oublierai jamais que vous êtes venu si loin pour moi. »
Et l’autre de commenter : « J’irai bien plus loin pour le revoir. »
Il partit emportant une aquarelle d’Haddo House réalisée pour lui par la belle-fille d’Aberdeen, qu’il plaça aussitôt au Val-Richer.
La dernière lettre de Guizot à Aberdeen est du 11 octobre 1860. En juillet, il lui avait encore écrit : « Hors de votre famille intime, il n’y a personne qui pense à vous plus souvent et plus affectueusement que moi. » À la différence de ses autres amis très chers, Guizot n’a pas rédigé de portrait d’Aberdeen. Mais sa correspondance est pleine de lui : « Sournois d’apparence comme un Anglais, tendre comme une femme… Toutes les qualités de sa nation sans ses défauts. Fier et modeste. » ; « C’était vraiment le caractère le plus anglais et l’esprit le plus européen que j’ai rencontré dans son pays. Étant aussi conservateur qu’aucun de ses contemporains, il était le plus libéral de tous. » Faut-il y voir une part d’autoportrait ?