« Je ne terminerai pas ces pages sans nommer les amis qui me restent. Je veux qu’ils sachent combien leur amitié m’aura été douce, et qu’ils ne m’oublient pas lorsque je ne serai plus. Je prie donc que ce témoignage soit transmis à M. le duc de Broglie et à M. Guizot. » Ce passage du testament de Prosper de Barante, mort en 1866, Guizot l’inséra dans le cadre de la photographie de son ami, en bonne place dans son cabinet de travail du Val-Richer, non loin de celle de Victor de Broglie. Cette amitié remontait à cinquante ans et plus et, sans être complètement intime, demeura intacte sans jamais aucun nuage. Guizot écrit une fois, en 1865, qu’il s’y mêlait « un peu de jalousie ». Il se fait plaisir, car l’estime et l’admiration que lui portait Barante valaient simple reconnaissance de sa supériorité intellectuelle et politique. Lui-même n’aspirait pas à l’exercice du pouvoir, alors qu’il en avait les moyens : un choix pour Guizot difficile à concevoir.
En effet Prosper Brugière, baron de Barante par décret impérial renouvelé à la Restauration, né en 1782 et issu d’une famille de vieille bourgeoisie auvergnate – le domaine de Barante n’est pas loin de Thiers – avait entamé très jeune une carrière prometteuse. Son père Claude-Ignace, emprisonné sous la Terreur dont Thermidor l’avait sauvé de justesse, nommé préfet au tout début du Consulat, lui avait ouvert la voie. Auditeur au Conseil d’État en 1806, Prosper devint sous-préfet de Bressuire l’année suivante, puis préfet de la Loire-Inférieure en 1809, à 26 ans. En mars 1815, au moment des Cent-Jours, il démissionna, et rallia une position qui en fait avait toujours été la sienne, celle de monarchiste constitutionnel. Quelques mois plus tard, il est nommé secrétaire général du ministère de l’Intérieur, poste que sous la 1re Restauration avait occupé Guizot, lequel devenait son homologue au ministère de la Justice. C’est alors qu’ils se connurent vraiment.
Peut-être s’étaient-ils aperçus plus tôt. Barante avait en effet épousé en 1811 la belle et pieuse Césarine d’Houdetot, petite-fille de l’amie de Rousseau dont Guizot fréquentait alors le salon. Prosper mettait ainsi fin, officiellement, à une jeunesse sentimentale agitée. En 1804, son père étant préfet de Genève, il avait rencontré Germaine de Staël et s’était épris d’elle au point de vouloir l’épouser, à la fureur de son père : « Tout est croyable, tout est possible, dans l’horrible démence où cette femme vous a conduit », lui écrit-il en 1806. À défaut, il reporta ses ardeurs sur Juliette Récamier. Rémusat raconte : « Il était amoureux de Mme Récamier au point de lui demander de divorcer ; il voulait l’épouser. Il était malheureux. Un soir, Mme de Staël, pleine de compassion et de sympathie, après lui avoir prodigué des consolations, trouva qu’il n’y en avait pas de meilleure que de le faire immédiatement coucher avec elle. Je tiens cela de lui. » Les deux femmes restèrent ses amies, comme le devinrent, tendrement, la duchesse de Broglie et surtout la duchesse de Dino, sans qu’on sache au juste jusqu’où il alla avec elle. Ce fut là, avec Guizot, un point commun : ils plaisaient tous deux aux grandes dames, parfois les mêmes, principalement par le charme de leur conversation. Celle de Barante était, paraît-il, incomparable. En outre, il fut longtemps bel homme.
Sous la Restauration, Barante et Guizot menèrent des carrières parallèles, sauf que le premier fut député en 1815-1816, puis siégea à la chambre des pairs à partir de 1819. Conseillers d’État, hauts fonctionnaires, ils soutinrent la politique libérale des premiers ministères, formant en 1817 le noyau des doctrinaires, sous la houlette de Royer-Collard auquel Barante consacra bien plus tard tout un livre en deux volumes. En 1820, tous deux furent révoqués du Conseil d’État, et se consacrèrent à la littérature et à l’histoire, Barante publiant ainsi une traduction des œuvres de Schiller puis une monumentale Histoire des ducs de Bourgogne de la maison de Valois qui lui valut l’Académie française en 1828. Chacun écrivait dans la presse des recensions flatteuses des ouvrages de l’autre, et lorsque Guizot fonda en 1828 la Revue française, Barante en fut l’un des collaborateurs les plus actifs. Bref, ils étaient en parfaite communion de pensée et d’action. Ils le restèrent sous la monarchie de Juillet, qui fit de Barante un ambassadeur à Turin puis, en 1835, à Saint-Pétersbourg. Lorsque, en octobre 1840, Guizot prit le ministère des Affaires étrangères, Barante lui écrivit : « Mon cher ami, me voici sous vos ordres, et je vais me trouver en correspondance officielle avec vous, après avoir vu cesser avec regret notre correspondance intime. » Celle-ci reprit bientôt, car en 1842 un incident diplomatique avec la Russie fit que Barante ne rejoignit pas son poste, dont il demeura titulaire jusqu’en 1848. Résidant souvent à Barante, comme président du conseil général du Puy-de-Dôme, « il était pour moi, écrit Guizot, un spectateur à distance, clairvoyant, judicieux, de sang-froid, et sa correspondance m’apportait tour à tour de sages inquiétudes ou d’affectueux encouragements. » Ainsi, il blâma le comportement de son ami dans la coalition de 1838-1839, et, en septembre 1847, s’inquiétait auprès de lui de « ce soin des intérêts privés, ces distributions de faveurs et d’emplois, et surtout cette faiblesse pour les exigences des députés qui ont été plus ou moins nécessaires pour composer une majorité. » Car Prosper de Barante était, en toutes choses, d’une haute moralité, et vraiment libéral. Guizot recherchait ses avis sans les suivre toujours, et s’occupait de la carrière de ses fils, faisant de l’aîné, Prosper, un sous-préfet de Boussac puis un préfet de l’Ardèche et du cadet, Ernest, un secrétaire d’ambassade à Dresde. Ce jeune homme causa bien des soucis à ses parents, étant même atteint, rapporte Guizot à sa fille Henriette, de crises de folie furieuse qui nécessitèrent son internement, et hâtèrent sa mort en 1859. Barante et Guizot partageaient en effet un très fort sentiment de la famille.
La Révolution de 1848 entraîna son départ immédiat et définitif des affaires publiques. Ni la République ni le Second empire ne parvinrent à l’attirer. Il s’installa avec l’admirable Césarine dans une retraite studieuse, sociable et charitable, souvent à Barante, faisant le bien autour de lui, médiocrement assidu à l’Académie et à la Société de l’Histoire de France, qu’il présidait à l’instigation de Guizot depuis sa création en 1833. L’amitié entre eux, qui dînaient très fréquemment chez l’un chez l’autre ou ailleurs quand ils étaient à Paris, non seulement ne fléchissait pas, mais s’attendrissait presque. À la mort de la princesse de Lieven, en 1857, Guizot écrivait à Barante : « Mon cher ami, si vous étiez ici, vous seriez peut-être la personne avec qui je me laisserais le plus aller à parler »… Les deux dernières lettres publiées qu’écrivit et que reçut Barante sont à et de Guizot, en juin 1866. Il mourut en novembre. L’année suivante, Guizot publia sur son ami une considérable notice nécrologique dans la Revue des Deux Mondes, repris dans ses Mélanges biographiques de 1868, et déclara devant l’assemblée générale de la Société de l’Histoire de France, à la présidence de laquelle il lui succédait : « C’est un bonheur rare qu’une amitié persistante et immuable, quand tout chancelle et change autour d’elle. Et les sources de l’amitié qui nous a unis, M. de Barante et moi, sont de celles dont on se complaît à retrouver, à chaque pas, la trace dans le long cours des années : une constante et intime analogie a existé dans nos goûts et nos travaux, dans nos idées et nos carrières. Nous avons, l’un et l’autre, sérieusement aimé et servi les lettres et les affaires publiques. »
La correspondance entre Guizot et Barante a été partiellement publiée dans les huit volumes des Souvenirs du baron de Barante, édités entre 1890 et 1901 par son petit-fils Claude. Ces 171 lettres sont un document superbe.