« Un mois de 1848 »
Brompton, 6 août 1848
J’ai voulu ma chère sœur, écrire pour toi nos souvenirs de ces tristes journées que nous avons traversées ensemble, du 22 février à la fin de mars ; il y a eu dans ce mois de quoi remplir bien des années et j’ai pensé que tu aimerais dans dix ans d’ici à retrouver une trace des émotions, des inquiétudes et des joies que nous avons éprouvées. Je sais qu’en disant mes impressions, je dis à peu près les tiennes, car comme nous l’a dit Mme Tastu[1] « Nous avons même foi, même espoir, même amour » ; et j’aime à penser que plus tard, que nous soyons séparées ou réunies, tu auras du plaisir à voir ce petit cahier écrit par une personne qui t’aime plus qu’elle ne le dit, peut-être plus que tu ne le crois.
Je commence donc mon récit au 23 février 1848. Mon père avait désiré la veille que nous ne restassions pas au ministère le mardi ; il s’attendait à du bruit devant l’Hôtel et le craignait pour ma grand-mère. Nous avons donc quitté la maison mardi à neuf heures du matin pour aller passer la journée chez Madame Lenormant[2] ; nous comptions revenir dîner avec lui ; nous n’y sommes jamais rentrés ; on était si rassuré le matin par la nouvelle que les députés n’iraient pas au banquet[3], que nous trouvions absurde de quitter notre maison et que nous nous moquions fort de la précaution que prenait mon père, de nous faire emporter nos diamants et notre or. Nous arrivons chez Mme Lenormant et la trouvons très souffrante ; nous étions parties Henriette et moi avec bonne-maman, Guillaume était allé au collège et Mlle Wisley[4] ne devait venir que plus tard.
Sur notre chemin du ministère[5] à la rue des Petits Champs, nous remarquons la parfaite tranquillité des rues ; impossible de distinguer une différence entre l’attitude des ouvriers ce jour-là et celle de chaque jour ; on voyait de temps en temps quelques groupes lisant les proclamations du Préfet de Police ; du reste une parfaite tranquillité la première partie de la journée se passe très paisiblement ; vers une heure vient M. Génie[6] qui nous dit qu’on est venu faire un peu de bruit devant le ministère ; rien de sérieux. Nous voyons plusieurs personnes, Mme Grandpierre[7], Coste[8], Meurand[9], mon oncle[10], tous disent que les rassemblements sont peu nombreux et composés en grande partie de gamins de Paris qui ont l’air de jouer. Quel jeu ! Mlle Wisley, Juliette Lenormant sortent et nous reviennent très tranquilles ; ce n’était pas une émeute, la journée finit sans que nous apprenions rien d’inquiétant ; cependant nous recevons le soir un mot de mon père pour nous dire de coucher chez Mme Lenormant ; il pensait que ce n’était pas fini et qu’il valait mieux rester là où nous étions ; il ne se trompait pas ; ce n’était que le début.
Le mercredi matin, Georges nous apporta une autre lettre de mon père, nous disant qu’il avait couché chez le duc de Broglie et qu’il espérait nous revoir le soir ; rien de nouveau pendant la nuit ; quelques essais de barricades dans les faubourgs ; nous déjeunons, puis viennent les mêmes amis que la veille, (Mlle Wisley et Guillaume nous avaient rejoints le mardi matin). Nous restons tous attendant les nouvelles et voyant avec quelqu’inquiétude des bandes d’hommes armés commencer à circuler dans les rues, à quatre heures. M. Lenormant rentre très troublé et nous apprend que le Roi a renvoyé son ministère ; ceci nous étonne fort et nous voyons avec grand chagrin la faute énorme qui venait d’être commise, faute qui a peut-être décidé de la Révolution. Pendant le dîner, viennent M.M. Herbet[11], de Carné[12], de Lavergne[13], tous bouleversés par la nouvelle du changement de ministère et fort inquiets de ce qui allait le suivre. M. Rousset[14], Meurand arrivent aussi très tristes. À neuf heures et demie nous voyons M. Libri[15] et M. Hamon[16] ; une discussion pénible force Mlle Wisley à nous quitter le soir, à son grand regret et au nôtre ; elle part avec M. Coste pour aller coucher chez ses amis, les Fauquet, qui demeurent rue de la Chaussée d’Antin. Quelques instants avant son départ nous avions entendu la fusillade qui avait lieu devant le ministère des Affaires Étrangères et cela nous avait tous extrêmement agités. Cette soirée a été une des plus pénibles de cette pénible semaine. En s’en allant, Mlle Wisley, arrivée au boulevard, est empêchée de traverser par des régiments de cavalerie qui arrivaient et obligée de remonter par les rues jusqu’à la rue Montmartre. À dix heures nous nous couchons épuisés par cette journée, bien inquiets, mais ne prévoyant pas cependant ce que la journée du lendemain nous apporterait de chagrin et d’inquiétude.
Je puis dire que cette nuit-là nous n’avons pas fermé l’œil ; nous couchions notre chère bonne-maman, Henriette et moi, dans le salon, Guillaume dans la bibliothèque d’à côté. Vers minuit, nous entendons enfoncer une boutique de quincaillerie qui est en face de la bibliothèque ; une bande de jeunes gens venaient y prendre de la poudre et des armes. J’étais très fatiguée et agitée et je ne puis dire l’effet que me produisaient ces coups de crosse et ces cris furieux qui nous faisaient sauter dans nos lits. Une heure assez calme se passe, puis nous sommes de nouveau bouleversés par le bruit de barricades qu’on élève de tous côtés autour de nous ; la rue de Richelieu a été en cette nuit coupée par trente barricades ; le rappel ou la générale étaient battus à chaque instant. C’est une nuit que je n’oublierai pas de toute ma vie ; que d’anxiété ! Que de souffrances !
Le jeudi matin à 6 heures nous nous levons et nous sommes terrifiés par la quantité d’hommes armés et de gardes nationaux avec eux, qui passent à chaque instant ; ils crient « Vive la Réforme » ; beaucoup d’entre eux crient même « Vive la République » et toujours : « À bas Guizot ». La veille au soir on avait forcé tout Paris d’être illuminé et rien ne peut être plus sinistre que ces cris : « Des lampions, des lampions » mêlés à la Marseillaise, au « Ça ira », au « Mourir pour la Patrie ». On voyait dans les bandes les figures les plus sinistres, même ça et là quelques femmes ; pauvres créatures égarées qui sortaient si tristement du rang d’humilité et de paix où Dieu les a placées. Rose et son mari viennent à huit heures le jeudi matin, elle pleine de courage et de volonté, nous racontant comment elle avait passé la nuit à soigner des blessés établis dans les salons du rez-de-chaussée au ministère, dans ce salon bleu où le vendredi d’avant deux cents personnes venaient féliciter mon père de tous ses succès récents et où le dimanche 20 nous étions si heureusement réunis, écoutant Meurand et mon oncle nous chanter mille folies, après un dîner fort gai ; nous ne craignions, ni les uns ni les autres, qu’on nous aurait étonnés si on nous avait dit que le dimanche 27 nous serions séparés sans nous être même dit adieu pour être si longtemps sans nous revoir. Nous aurions traité de fou et de prophète de mauvais augure celui qui nous aurait fait une semblable prédiction et nous n’aurions pas plus cru à ses discours que les Troyens à ceux de la prophétesse Cassandre. Je ne peux pas me rappeler sans tristesse toutes les moqueries faites sur ce banquet et cette émeute annoncée depuis si longtemps : « les voies de Dieu ne sont pas nos voies et ses pensées ne sont pas nos pensées ». Nous croyions encore le jeudi matin aller nous établir à notre petite maison de la rue Ville l’Évêque et le soir nous ne songions plus qu’à quitter la France. Que de choses en un jour, que d’années en une heure ! À onze heures le jeudi, vient M. Coste, tout bouleversé et paraissant épuisé. Il venait de traverser la place de la Concorde au milieu d’une foule énorme de troupes, d’insurgés, de curieux et il était très inquiet. Après le déjeuner, il repart nous laissant dans une angoisse qu’augmentaient à chaque instant les cris forcenés des troupes d’insurgés qui se précipitaient vers les Tuileries ; tous étaient armés, les uns de fusils ou de pistolets, les autres de piques et de sabres ; des hommes, des jeunes gens, des enfants ; nous quittions un moment la fenêtre puis une nouvelle bande en passant, nous y ramenait ; chaque troupe avait un drapeau rouge ; combien nous nous réjouissions alors de la surdité de notre pauvre grand-mère, elle aurait tant souffert d’entendre ces cris qui lui auraient rappelé des jours auxquels ceux qui s’écoulaient alors ne ressemblaient que trop. Vers deux heures, M. Coste revient et nous dit qu’il vient d’entendre parler dans les rues de l’abdication du Roi ; nous ne voulons pas y croire. Il sort de nouveau et revient sachant positivement l’abdication et disant que la République était proclamée. Que d’événements depuis le matin. Avec quelle rapidité le torrent avait débordé et qu’il est triste de penser qu’en quelques heures, quelques milliers d’insensés ont détruit ce qu’il avait été si difficile d’établir : la paix et le bonheur de la France et ont proclamé, contre la volonté du pays, une forme de gouvernement qui depuis quatre mois n’a donné à la France que de la misère et de la honte. Vers trois heures et demie viennent M. Plichon[17] et M. de Lavergne ; tous deux sortaient de la Chambre où ils avaient été témoins de la scène terrible qui venait d’avoir lieu ; ils avaient vu l’héroïsme et la noblesse de Mme la duchesse d’Orléans, le courageux dévouement de M. le duc de Nemours. Mais à quoi servaient l’héroïsme et le dévouement ? Le malheureux peuple égaré n’écoutait que la voix de ceux qui l’entraînaient à sa ruine et séduit par les folles théories des uns ou les doctrines corruptrices des autres, chassait un Roi qui avait donné à son pays dix-huit ans de gloire et de prospérité et exilait des hommes qui employaient au service de leur patrie tout ce que Dieu leur avait donné de talent, de courage et de sagesse.
M. Plichon et M. de Lavergne se mettent à pleurer en nous voyant et j’ai eu besoin de bien de la volonté pour ne pas les imiter ; tant d’émotions m’avaient brisée, mais je sentais que ce n’était pas le moment de pleurer. Ma grand-mère était épuisée par de si violentes secousses et nos larmes lui auraient fait tant de mal. M. Grandpierre vient et nous fait une prière qui nous redonne à tous un peu de courage. Pauvre M. Grandpierre ! Sa chère petite fille venait de tomber malade et depuis lors, elle a constamment souffert jusqu’au moment où le Seigneur a eu pitié de ses pauvres parents et l’a reprise à Lui. Quelle douleur ! Nous voyons un peu plus tard M. Rousset et Meurand ; ces chers amis étaient atterrés ; nous entendions passer dans la rue les insurgés qui revenaient du pillage des Tuileries ; chacun portait au bout de son fusil ou de sa pique un trophée de son triomphe ; les livrées du Roi, les chapeaux des gardes municipaux, si horriblement massacrés à quelques pas de nous, au poste du château d’eau, les robes, les mouchoirs de la Reine ou des Princesses. C’était navrant ! Et mon père ? Qu’était-il devenu ? Voilà ce que nous pensions avec angoisse, ce que tous nos amis nous demandaient. Avait-il pu se sauver ? Avait-il été à la Chambre ? Ou aux Tuileries ? Nous n’avions pas eu de nouvelles de lui depuis la veille au soir, pas un mot depuis qu’il nous annonçait le changement de ministère ; alors il avait tout prévu. À cinq heures, nous voyons Béhier[18] et M. Lemoinne[19]. Quel changement depuis que nous les avions vus ! Le lundi encore ils avaient déjeuné avec nous et quoique tous deux fussent assez inquiets, qu’ils étaient loin de prévoir ce qui arriverait. Béhier était dans un état d’abattement extrême ; M. Lemoinne bien triste. Pendant cette horrible journée, notre bonne amie Mme Lenormant était dans son lit, très malade et naturellement, dans une agitation qui augmentait beaucoup la gravité de son mal. Pauvres amis ! Que de peines nous leur avons donné ! À sept heures et demie nous nous mettons à table ; c’était bien pour la forme car Guillaume et François[20] ont seuls touché au dîner. Le soir, nous voyons encore quelques personnes, de nouveau M. de Lavergne, M. Herbet, Meurand, tous venant nous demander des nouvelles de mon père et par leur inquiétude ajoutant à la nôtre déjà si grande. Quelle angoisse ! Dieu seul sait toutes les pensées qui ont traversé nos cœurs, nous n’osions nous parler de ce qui nous intéressait le plus. Je n’oublierai jamais la figure de ma grand-mère pendant cette soirée, elle était étendue sur le canapé du salon, son corps était brisé, sa force physique ne pouvait résister à une telle journée, mais quelle force d’âme ! Quel admirable calme ! Quelle foi ! Quelle confiance en Celui auquel elle avait cru ! C’était entre ses mains qu’elle remettait le fils de tant de prières et de tant de larmes, le père des trois enfants agenouillés devant elle et qui ne trouvaient comme elle de repos que dans la prière. On a dit avec vérité dans le Journal des débats, que ceux qui avaient vu ma chère grand-mère dans ces jours-là, pouvaient savoir ce qu’il y avait dans cette âme de force et de foi ; c’est à des épreuves comme celle-là qu’on découvre le fond du coeur et rien ne fait mieux apprécier les coeurs que de les voir au moment d’une grande souffrance ! J’ai bien senti cela pendant les jours de cette Révolution où nous avons reçu tant de preuves d’affection et de dévouement, où nous avons appris à compter sur des personnes que nous ne croyions pas de vrais amis. À neuf heures, nous nous couchons, croyant ne pas dormir un instant et très inquiets de ce qui se passerait pendant la nuit ; on s’attendait à tout de la part de ces malheureux livrés à eux-mêmes au moment d’un triomphe si surprenant et on craignait le pillage ou l’incendie de Paris.
Grâce à Dieu, la nuit fut tranquille et nous étions si fatigués que nous avons tous bien dormi ; nous avions besoin de prendre un peu de force pour le vendredi qui a été si plein de souffrances et de difficultés. Le vendredi matin, à peine étions nous réveillés qu’arrive M. Plichon ; il venait pour savoir des nouvelles de mon père ; à cette question : « où est M. Guizot ? », il fallait toujours répondre que nous n’en savions rien. Puis vient Cornélis de Witt[21] qui raconte à Guillaume le pillage des Tuileries, ensuite M. Coste, M. Rousset, M. Grandpierre qui vient nous dire de la part de Mlle de Chabaud[22] qu’elle nous accompagnerait partout où nous irions, car alors on ne pensait plus à la rue Ville L’Évêque ; c’était à quitter la France qu’il fallait songer. Nous ne sommes pas surpris de l’offre de notre chère amie, nous comptions sur elle, mais je ne peux pas dire quel repos et quelle joie cela a été pour moi que cette offre, cela a été un moment de bonheur au milieu d’un grand chagrin. Vers midi, viennent mon oncle, Meurand etc. À trois heures, M. Delahante[23]. Il venait pour nous emmener ; il voulait nous faire partir tous les trois, Guillaume et nous, par le chemin de fer du Havre, le soir même. Cette proposition nous met dans un trouble, dans une anxiété terrible ; nous ne savions quel parti prendre. On se décide à le prier d’aller chez le duc de Broglie savoir ce qu’était devenu mon père. Il part ; pendant son absence vient Mlle de Chabaud. Que nous avons été heureux de la voir ! On la prie de se tenir prête à partir le soir. Quelles heures ! Je ne savais plus que penser ou que faire. L’idée de quitter cette mère qui ne pouvait évidemment pas partir avec nous, la vue de son chagrin, de ses inquiétudes me faisaient un mal horrible et si j’ai eu un peu de courage et de volonté, c’est bien de la bonté de Dieu que je les ai reçus ; par moi-même, je n’étais bonne à rien. Nous avons passé deux heures assis ou à genoux, tous les trois devant notre mère, l’embrassant, tâchant de la consoler, lui lisant de temps en temps une des promesses de miséricorde de notre Dieu, priant à tous moments avec elle. À cinq heures, M. Delahante revient. Il n’avait pas trouvé le duc de Broglie ; il fallait donc se décider sans savoir où était mon père, sans son avis ; il fallait juger par nous-mêmes de ce qu’il y avait à faire. D’un côté poussés à partir par M. Delahante et Mme Lenormant qui trouvaient cela indispensable pour la tranquillité de mon père, de l’autre retenus par notre propre cœur qui nous attachait auprès de cette mère vieille et épuisée qui avait tant été pour nous. C’est un moment où il m’a semblé que tout mon jugement avait disparu et que je ne pourrais pas me décider. Cependant, nous avons cédé aux prières et aux conseils de nos amis et nous nous sommes résolus à partir le soir même à dix heures. M. Delahante devait venir nous chercher pour nous mener au chemin de fer, tandis que Meurand devait y mener d’un autre côté Mlle de Chabaud.
J’ai eu bien plus de repos quand ce parti a été pris. Il n’y a rien de pire dans un moment pareil que l’incertitude ; il nous restait, cependant, un bien grand poids ; rien de mon père, pas un mot de lui depuis le mercredi soir. À six heures nous voyons arriver M. Piscatory[24]. Il nous a semblé voir un sauveur, car il savait où était mon père. Il a dit à bonne-maman que mon père était parti mais il a emmené Henriette dans le salon d’après et il lui dit qu’il n’était pas parti, qu’il ne partirait peut-être pas de quelques jours, mais que pour nous il n’y avait pas à hésiter, qu’il fallait aller en Angleterre le plus tôt possible, que ce serait pour mon père un grand repos que de nous savoir là. La soirée se passe bien, bien tristement. Avant le dîner Henriette avait dit adieu à M. Lemoinne, à M. Rousset etc. Chaque moment qui s’écoulait nous rapprochait de la séparation et je ne me lassais pas de regarder, d’embrasser cette mère à laquelle il faudrait dire adieu. M. Plichon, M. Coste viennent, en les quittant, nous leur serrons la main pour leur faire comprendre que c’était la dernière fois ; Meurand vient, Mme Lenormant arrange avec lui tous les plans pour le départ ; comme il était triste ! Nous attendons jusqu’à onze heures moins un quart M. Delahante. Nous croyions prendre le train du chemin de fer de onze heures du soir et nous ne comprenions pas ce retard. Il arrive avec M. Berry. Le chemin de fer était coupé ; on n’en dit rien à ma grand-mère et nous nous préparons à partir. Les préparatifs n’étaient pas longs à faire, car pour tout paquet, nous mettons dans la giberne de M. Delahante des bas et des mouchoirs. M. Berry se charge de Guillaume, pauvre enfant qui était si triste de quitter tant d’amis et son collège. Son chagrin me faisait mal, quoiqu’il le montrât bien peu. Nous lui disons adieu, puis à notre mère, à toute cette famille à laquelle nous devions tant, à ma chère Rose qui fondait en larmes, à plusieurs de nos domestiques qui étaient là et dont la plupart nous a donné des preuves de dévouement que nous n’oublierons pas. C’est une de ces minutes qui comptent pour des heures dans la vie, qu’on se rappelle toujours, mais qu’on ne raconte jamais. Je pars avec M. Delahante, Henriette avec M. Lenormant. Il faisait un temps affreux et nous traversons le boulevard par une pluie battante ; nous sommes obligées de passer par dessus plusieurs barricades. Henriette n’ayant pas pris le même chemin que moi, en franchit une très haute et s’entend dire par les hommes qui la gardaient « prenez garde à vos pieds, Madame ». Cette phrase dite par des hommes armés, coiffés de bonnets rouges et gardant avec des torches les barricades produisait un singulier effet. Il y a dans le peuple français un mélange bizarre de politesse et de grossièreté. J’arrive chez M. Delahante à onze heures et demie, très mouillée, très fatiguée et bien triste. Je croyais trouver une femme pour nous recevoir ; je ne sais pourquoi nous nous figurions qu’il était marié et nous sommes très troublées en arrivant de voir qu’il n’est pas marié. Henriette vient dix minutes après moi. M. Lenormant nous quitte. En le voyant partir, il m’a semblé que le dernier lien se brisait et que nous étions abandonnées complètement à nous-mêmes. M. Delahante, par une précaution bien inutile, nous fait travailler avant de nous coucher, à démarquer le peu de linge que nous avions. Nous nous sentions très mal à notre aise dans ce petit salon, toutes seules avec un jeune homme que nous avions vu très rarement. C’était très embarrassant, mais que faire ? Nous ne pouvions qu’attendre. À minuit, M. Delahante nous quitte ; nous nous couchons. Il nous avait donné sa chambre et avec une délicatesse charmante, il est allé passer la nuit au corps de garde. J’étais si fatiguée que j’ai dormi cette nuit-là, Henriette pas du tout. Le samedi matin à sept heures, nous nous levons, espérant bien partir dans la journée. Nos robes, jupons, etc. étaient si crottés que nous passons plus d’une heure à les brosser. Nous nous habillons, nous coiffons à grand peine ; c’était la première fois. Vers dix heures, M. Delahante vient nous voir et nous quitte pour aller chercher un moyen de nous faire partir. Nous déjeunons dans notre chambre. Il nous défendait d’aller dans le salon et nous enfermait au verrou. À deux heures il revient ; pas de moyen de partir ce jour-là. Voyant cela nous le prions d’aller chercher Mlle de Chabaud ou Mlle Wisley. Il était impossible que nous restassions seules chez lui plus longtemps et il était difficile de le lui dire. Enfin il comprend et envoie chercher Mlle Wisley. Quel plaisir pour nous que de la revoir. Il y avait trois jours que nous étions séparées et quels jours ! Ils me semblaient des années.
Le samedi se passe ; le dimanche matin nous persécutons M. Delahante pour nous faire partir ; il y était peu disposé. Nous étions très inquiètes de l’idée que mon père pourrait arriver en Angleterre nous y croyant trouver et nous savions combien il serait tourmenté de ne pas nous y voir. Et puis ces heures, ces journées passées dans l’inaction matérielle la plus complète, tandis que l’esprit était si agité, le coeur si préoccupé, étaient tellement pénibles qu’il nous semblait que le voyage, en nous obligeant de penser à autre chose nous ferait du bien. En voyant, le dimanche matin, passer sous les fenêtres les personnes qui se rendaient à la Rédemption[25] (la maison de M. Delahante est rue Chauchat, 17), mon cœur se serrait ; je pensais que le dimanche d’après je serais bien loin de tous mes amis et je ne peux pas dire combien cette journée a été triste. M. Delahante ne revient que pour le dîner ; il avait passé sept heures à la Grande Revue et par conséquent n’avait pu s’occuper de nous faire partir. Il nous demande la permission de dîner avec nous ; ce scrupule nous aurait amusées si quelque chose avait pu nous amuser dans ce moment-là. Le soir, il nous fait le grand plaisir d’aller prier M. Berry de nous amener Guillaume. Nous sommes bien, bien heureuses de revoir ce frère chéri ; il s’ennuyait autant que nous dans sa solitude et, comme nous, était très pressé de partir. À onze heures nous nous couchons. Le lundi matin, nous supplions M. Delahante de s’occuper de trouver une voie quelconque pour nous faire quitter la France. La journée se passe sans que nous le revoyions. Rien de plus pénible que cette incertitude, que cette impossibilité de savoir ce que nous allions faire une heure après.
Enfin, à cinq heures, M. Delahante rentre et nous dit que nous partirons le soir ; un de ses oncles commandant la Garde Nationale de Senlis, était venu passer la journée à Paris et M. Delahante lui avait dit : « C’est la Providence qui vous envoie ; vous allez emmener Mlles Guizot. » Son oncle accepte la proposition avec une bonté que nous n’oublierons pas. Nous envoyons chercher chez Mme Lenormant les choses indispensables, en lui faisant dire que nous partons le soir même. M. Berry amène Guillaume pour dîner et nous dire adieu et à huit heures, nous montons dans la voiture de M. Charles Delahante, sans que, pour ainsi dire, M. Adrien Delahante nous eut permis de le remercier de toute l’amitié qu’i1 nous avait témoignée et des soins qu’il nous avait rendus. Nous emportons un passeport anglais et M. A. Delahante nous donne, pour nous accompagner jusqu’à Boulogne, un homme de confiance qui nous a été très utile. Nous traversons Paris. On détruisait les barricades et les voitures recommençaient à circuler dans les rues. Mon cœur se serrait à chaque pas qui nous éloignait un peu plus de notre mère et de tous les amis que nous avions quittés sans pouvoir même leur dire adieu. Notre voyage se fait très paisiblement et, à deux heures du matin nous arrivons à Senlis, chez M. C. Delahante où nous devions passer la nuit. La porte nous est ouverte par une servante qui se frottait encore les yeux et qui était évidemment très troublée de voir arriver à cette heure trois femmes qu’elle n’avait jamais vues. Mme Delahante était naturellement couchée et pendant que nous traversions le jardin pour arriver à la maison, M. Delahante nous recommandait de ne pas faire de bruit de peur que sa femme ne crût entendre des voleurs et ne nous tirât un coup de pistolet par la fenêtre ; la perspective était peu agréable, aussi entrons nous le plus silencieusement possible, dans une grande maison qui aurait pu être belle si elle avait été bien arrangée, mais très froide, très humide et qui avait l’air très peu confortable. On nous mène dans la chambre de M. Delahante où on nous allume à grand peine du feu pendant qu’on nous préparait des lits. Après une demi-heure d’attente, nous allons, Mlle Wisley se coucher au premier et nous deux au rez-de-chaussée dans une grande chambre qui semblait n’avoir jamais été habitée. À trois heures et demie nous nous couchons dans un lit bien humide, mais nous étions si fatiguées et si sleepy que nous nous endormons bientôt. Le mardi matin, à neuf heures, la servante vient nous réveiller ; comme nous devions passer pour des Anglaises nous lui parlons un jargon anglo-français, mais il paraît que notre accent était assez étrange, car la servante alla dire à sa maîtresse « ah, Madame, on voit bien que ce sont des Anglaises ; elles parlent un gascon ». Nous nous habillons et à dix heures et demie nous descendons pour déjeuner. Nous trouvons en bas Mme Delahante qui nous accueille avec une bonté et une affection touchante. Nous avons eu pendant ces jours d’épreuves des moments de consolation bien vraie, en trouvant chez des personnes que nous connaissions à peine, une sympathie qui faisait du bien à nos cœurs si profondément tristes.
À midi, Mme Delahante, Mlle Wisley et nous deux montons en voiture pour nous rendre à Creil (station du chemin de fer du Nord qui est à deux lieues de Senlis). Arrivées à Creil, nous entrons dans le salon d’attente, nom trop pompeux pour la petite pièce fort sale qui en tenait lieu. Les troupes en garnison à Creil remplissaient le salon de 1re classe; tous les voyageurs étaient réunis dans la même pièce ; quand même il n’y aurait pas eu là de soldats, ne fallait-il pas aux premiers jours du régime républicain cette touchante fraternité qui voudrait abolir toute distinction, détruire le rang, la fortune et établir une égalité complète entre le riche et le pauvre, le savant et l’ignorant, le philanthrope et le forçat ? Nous attendons une heure dans cette salle qui contenait, excepté nous, seulement des personnes de la classe la plus inférieure : des femmes du peuple, des enfants fort déguenillés, quelques soldats qui fumaient leurs pipes en occupant tour à tour la seule chaise qui se trouvât dans la chambre, des paysans et un homme très laid, très sale et très bavard, qui faisait de grands discours sur Louis Philippe, Guizot et la République et disait qu’ils étaient bien bêtes de croire que leur République pourrait marcher en France, qu’il fallait un Roi. Une heure c’était bien long en pareille société, obligées de rester debout, d’écouter tous les discours et de supporter l’odeur du charbon et des pipes qui se combinait agréablement. Enfin nous sommes sorties pour nous asseoir dehors, malgré le vent très froid ; tout valait mieux que le salon d’attente. À deux heures et demie le train arrive enfin. C’était le premier qui partît depuis que les insurgés devenus nos maîtres avaient coupé les rails et brûlé le pont d’Asnières. Nous nous dépêchons de chercher des places, nous en trouvons trois dans une voiture ; il nous en fallait quatre. En nous retournant, nous apercevons M. Plichon qui partait pour le Nord ; il fait descendre le duc de Liancourt qui a la bonté de nous donner sa place et se prépare à nous faire des questions fort gênantes, ou à nous dire des choses trop amicales pour l’endroit. Mlle Wisley, qui veut couper court, lui dit : « Well, we are going to Boulogne and how do you do ? » Il répond sans hésiter : « Very well thank you », ce qui nous fait supposer qu’il sait l’anglais.
Nous montons en voiture et nous parvenons à rendre au duc de Liancourt sa place. Il y avait dans le wagon avec nous deux jeunes filles qui paraissaient anglaises, un jeune homme très malade et une dame âgée, le tout of the same party. À Liancourt le duc nous quitte et nous restons dans le plus complet silence. Nous étions toutes trois peu disposées à parler et ne voulant pas parler anglais devant des personnes qui auraient tout de suite reconnu notre mauvais accent, nous aimions mieux nous taire. Nous arrivons à Amiens à cinq heures et demie, par un temps affreux. Là, nous retrouvons M. Plichon qui nous dit qu’au lieu de prendre là l’embranchement pour Lille comme il en avait l’intention, il nous accompagnera jusqu’à Boulogne. Nous refusons d’abord mais l’offre était faite avec tant de simplicité et d’amitié qu’il n’y avait pas moyen de ne pas l’accepter et M. Plichon envoie son domestique à son frère, à Bailleul, pour lui dire de ne pas l’attendre avant quelques jours et vient avec nous à un hôtel où nous devions dîner et attendre le départ du train pour Boulogne qui ne devait avoir lieu qu’à minuit. Nous mangeons là un très mauvais dîner, au grand désespoir de M. Plichon qui ne pouvait pas se consoler de nous voir dîner avec du bœuf sous la forme d’un civet de lièvre et autres mets de ce genre. Le soir nous avons l’idée d’aller voir la cathédrale qui a une grande réputation, mais la pluie nous en empêche et nous restons à l’hôtel de France. À dix heures, M. Plichon s’avise de vouloir nous faire prendre du thé ; nous en demandons à un domestique qui nous répond avec autant de confiance que si le thé de caravane avait été à sa disposition et finit par nous apporter deux espèces de thé qui avaient très mauvaise façon et plus mauvais goût encore, car selon l’expression de M. Plichon, il ressemblait bien plus à un vermifuge qu’à du thé.
À onze heures et demie nous nous rendons à la gare, après une lutte énergique entre M. Plichon et Tissot (le domestique de M. Delahante) ; tous deux voulaient payer le dîner. Tissot se défend si vigoureusement avec cette phrase « Monsieur, en fait d’ordres, je ne connais que ceux de M. Delahante » que M. Plichon est obligé de céder et de reconnaître que Tissot est le seul homme plus entêté que lui qu’il ait encore rencontré. Nous attendons assez longtemps à la gare ; enfin à minuit et demie nous montons en chemin de fer et nous nous emparons pour nous cinq d’une voiture destinée à contenir huit personnes. Par toutes sortes de ruses, nous continuons à en être les seuls possesseurs jusqu’à Abbeville et nous faisons cette partie de la route, Mlle Wisley, Henriette et moi, très confortablement étendues. À Abbeville, deux messieurs viennent nous déranger. À trois heures du matin nous arrivons à Neufchatel ; là le chemin de fer s’arrêtait et il fallait monter dans des petits omnibus qui transportaient les voyageurs à Boulogne. Nous nous précipitons vers ces petits véhicules fort incommodes ; nous réussissons à entrer dans l’un d’eux, où s’entassent bientôt infiniment plus de gens qu’il ne devait régulièrement en entrer. La société était peu choisie ; entre autres, Henriette avait à côté d’elle, un gros Anglais, pas du tout gentleman, qui avait bu certainement beaucoup de gin ou de whisky et qui tenait particulièrement à savoir où nous allions, d’où nous venions.
Après deux heures de route fort désagréable, nous entrons dans Boulogne. On nous dit que le premier paquebot part à six heures et demie ; il était cinq heures et demie. Il n’y avait pas de temps à perdre. Nous partons du lieu où s’arrêtent les omnibus par une pluie battante. Au commencement de mars (c’était le 1er mars) il ne fait pas encore jour à cinq heures et demie et nous nous dirigeons vers le bureau de police où on nous donne un permis d’embarquer. La pluie nous fouettait dans la figure, le vent fermait le seul parapluie que nous eussions à nous cinq, il faisait très froid et tout contribuait à nous arrêter dans notre marche et à rendre cette course très pénible. M. Plichon me donne pour m’envelopper son grand burnous blanc ; Henriette met le châle de tartan que nous avait donné M. A. Delahante et ainsi garanties, nous continuons notre promenade. A six heures passées, nous arrivons au bureau ; on revoit notre passeport et on nous donne notre permis d’embarquer. Puis vient un monsieur qui se dit Commissaire de la République à Londres ; M. Plichon présente son passeport, mais on lui dit qu’il n’est que pour l’intérieur et qu’on ne peut pas lui donner de permis. Ceci nous contrarie fort, M. Plichon voulant absolument venir avec nous jusqu’à Londres. Que faire ? Nous faisons donner à Tissot un permis d’embarquer, son passeport pour l’Angleterre le permettait et nous sortons du bureau pour aller au paquebot. En chemin M. Plichon et Tissot changent de passeports, ce dernier ne devant pas nous accompagner en Angleterre n’avait nul besoin du permis d’embarquer et nous montons sur le paquebot Malle qu’on nous dit partir dans un quart d’heure. Nous nous y installons bien commodément, avec l’espérance de nous endormir avant le départ du paquebot. Nous commencions à dormir quand on nous réveille brusquement pour nous dire que le paquebot ne partira pas avant une ou deux heures et qu’il faut nous dépêcher de monter sur un autre vaisseau qui va passer. Nous partons précipitamment, accompagnés par le Commissaire de la République qui était fort mécontent de ce changement et se plaignait beaucoup d’être obligé de courir par cet affreux temps. Le fait est qu’il faisait bien mauvais. Nous avions les pieds mouillés et nous étions très peu satisfaits de ce changement. À peine avions nous le temps de monter sur le paquebot qui partait, on nous jette nos deux sacs de nuit et nous entrons dans la cabine des femmes, pour avoir pendant trois heures le mal de mer le plus complet ; la mer était très mauvaise et pour notre premier passage, c’était un peu dur. Notre pauvre amie Mlle Wisley avait de véritables attaques de nerfs, tant elle souffrait et les gémissements des femmes qui nous entouraient ne faisaient qu’ajouter au désagrément de notre propre souffrance. J’étais bien malade, mais cependant je ne comprends pas qu’on dise que si on vous proposait de vous jeter par-dessus le pont, on n’y ferait aucune objection. Je suis parfaitement sûre que j’y aurais fait toutes sortes d’objection et je trouvais bien la force de me soulever pour regarder comment étaient Mlle Wisley et Henriette. Pourtant j’ai beaucoup souffert et, en sortant du paquebot, j’étais bien épuisée et bien pâle en me regardant dans le petit miroir qui se trouve dans la cabine, probablement pour donner aux femmes le plaisir de se trouver beaucoup plus laides que de coutume. Je me suis vue très laide et très changée ; aussi me suis-je permis, même au milieu de ma fatigue, de me moquer de M. Plichon qui disait et répétait sans cesse « Pauvres anges ! » J’espérais et espère encore que les anges sont beaucoup plus jolis que nous l’étions alors.
Nous nous rendons en cab au Royal George’s Hotel, laissant aux soins d’un jeune commis de la douane, extrêmement poli, nos modestes sacs de nuit qui ne contenaient certes pas de contrebande. Une fois à l’hôtel, nous avons commencé à nous remettre et nous avons pu faire complètement notre toilette à notre grande satisfaction, car nous étions peu présentables après ce voyage. Nous déjeunons ou plutôt le reste de la société déjeune sans moi ; j’étais encore trop souffrante. Nous nous reposons et à deux heures nous quittons le Royal George, disant notre nom au maître, afin que mon père sût dès qu’il arriverait, que nous étions en Angleterre. Toujours point de nouvelles de lui . Dieu seul sait ce qu’ont été tous ces jours d’angoisse ! Nous partons par le train de deux heures pour Londres. À la gare de Folkestone nous avions été salués par un vigoureux « hurra » du maître du Royal George, qui avait voulu nous dire adieu.
Nous arrivons à London Bridge, débarcadère du chemin de fer. Nous trouvons là un employé du chemin de fer qui nous dit qu’on n’a pas encore de nouvelles du Roi ni de mon père et nous donne les nouvelles. Le maître du Royal George avait dit notre nom à Folkestone ; aussi avons-nous été traitées pendant la route, avec toutes sortes d’égards. Nous prenons un cab et nous partons pour venir à Bryanstone Square, chez M. Broadwood, auquel Mlle Wisley avait écrit pour le prier de nous retenir un appartement. Nous traversons tout Londres par la pluie et le brouillard ; il faisait nuit (il était sept heures) et nous trouvons cette ville immense, mais bien triste et sombre. À Bryanstone Square on nous dit que M. Broadwood est en Écosse. Grand désappointement. Nous avions compté sur lui. M. Plichon nous indique un petit hôtel qu’il connaissait dans Manchester Street. Nous y allons et nous y trouvons à grand peine un appartement. C’était aussi laid et aussi froid que possible. On nous donne un dîner tout ce qu’il y a de plus anglais, après lequel Mlle Wisley et M. Plichon sortent pour aller mettre chez M. Broadwood une lettre pour dire à Guillaume, qui devait arriver à Bryanstone Square, où nous étions. Ils reviennent à dix heures et nous trouvent toutes deux seules dans ce grand salon, bien tristes et fatiguées. Jusque là j’avais eu besoin de toute ma force et elle ne m’avait pas manqué, mais dans cette soirée j’ai été plus abattue que je ne puis le dire. J’avais un sentiment de complet isolement, d’abandon et l’appartement très triste où nous étions ne contribuait pas à me ranimer. Nous nous couchons.
Le lendemain matin 2 mars, après le déjeuner, nous voyons entrer M. Tom Broadwood, qui ayant reconnu chez son frère l’écriture de Mlle Wisley, venait nous voir. Nous lui disons que nous ne savons où nous loger, ni que devenir en attendant mon père. Il nous répond avec cette simplicité parfaite des Anglais : « Mais pourquoi ne venez-vous pas loger à Bryanstone Square ? ». Mlle Wisley accepte et nous lui disons que nous viendrons nous établir dans la journée. C’était un bien grand repos que de sentir que nous avions un home. Nous voyons M. de Rabaudy[26] et Lady Alice Peel[27], qui nous font du bien par leur amitié. Il y avait eu la veille huit ans que M. de Rabaudy avait vu mon père arriver à Londres comme ambassadeur ; on pouvait bien dire avec vérité « Que les temps sont changés ! » Vers deux heures, nous quittons Ford’s Hotel et nous allons faire quelques emplettes à Londres. M. Plichon nous dit adieu et part pour retourner chez lui. Il a été pour nous pendant ces jours l’ami le meilleur et le plus dévoué et cela dans un moment où les preuves d’affection nous étaient si précieuses. Nous revenons à Bryanston Square : toujours rien de mon père.
Le lendemain nous voyons beaucoup de monde. Enfin le soir à six heures, M. de Rabaudy arrive avec la nouvelle de l’arrivée de mon père à Douvres ; elle était dans un journal anglais. Nous ne pouvions pas la croire. M. de Rabaudy nous dit qu’il va au chemin de fer attendre l’arrivée du train. Combien j’ai demandé à Dieu de nous soutenir si cela devait être une fausse espérance. Un peu plus tard, viennent M. Libri et M. Panizzi[28] ; tous deux venaient de voir le journal et espéraient bien que c’était vrai. Nous osions à peine nous laisser aller à le croire et pourtant le coeur est si disposé à croire ce qu’il espère ! Nous nous mettons à table, tous écoutant le moindre bruit. À sept heures, une voiture s’arrête devant la porte ; mon premier mouvement est de me lever et de dire « c’est lui ». Mlle Wisley, Henriette ne veulent pas me laisser regarder. On entend des pas dans l’antichambre. On ouvre la porte. C’était bien lui. Mon dieu, Toi seul sais ce qui s’est passé dans nos coeurs pendant ce moment de bonheur comme il y en a bien peu dans cette vie. Je ne peux rien dire là-dessus ; je ne peux décrire l’instant où nous avons été dans ses bras ; c’est un souvenir qui est entré trop profondément dans mon âme pour que je le raconte. Mais, comme le disait mon père un moment après « il y a de bien grandes compensations dans la vie, les plus grandes joies après les plus grandes douleurs ». « Mon père, mon père » nous ne pouvions que dire et répéter cela en le regardant. Il était bien pâle et bien fatigué ; il avait tant souffert ! Son voyage avait été, grâce à Dieu, très facile. Après être sorti le jeudi 24 du ministère de l’Intérieur vers une heure, il avait été caché par Mme Duchâtel[29] chez une portière de la rue Vanneau. Le soir, Mme de Mirbel[30] était venue le chercher et l’avait habillé en femme pour l’emmener chez elle. Là, elle l’a caché et soigné avec une amitié infatigable jusqu’au mercredi 1er mars, où il est parti avec un ami qui l’a mené jusqu’à Bruxelles par le chemin de fer du Nord comme son valet de chambre. Là, mon père était hors de danger et à Ostende, il a pris le bateau à vapeur jusqu’à Douvres. Il n’a pas été reconnu en route, quoiqu’à la gare du chemin de fer du Nord à Paris, il ait attendu une heure et quart, le train qui devait partir à sept heures n’étant parti qu’à huit heures et quart. Que de grâces nous avons à rendre à Dieu qu’il ait ainsi échappé à ses ennemis, je ne peux pas penser à ces tristes journées sans crier du fond de mon coeur avec le psalmiste : « Mon âme, bénis l’Eternel et n’oublie pas un seul de ses bienfaits ».
C’est le vendredi 3 mars, à sept heures du soir que mon père nous est arrivé. Le samedi 4, à six heures et demie, nous étions à dîner, quand notre frère est arrivé, sans que nous l’attendissions du tout. Cher Guillaume ! Il ne manquait plus alors à notre joie que notre mère. Mais pour la revoir, il nous a fallu attendre encore quinze jours. C’est le jeudi 17 qu’elle est venue à Londres avec Mlle de Chabaud. Elle avait parfaitement supporté le voyage et était peu fatiguée. Quel bonheur de la retrouver et que Dieu a été bon de nous permettre de la revoir avant de la reprendre à Lui. Son premier mot en embrassant mon père a été « Maintenant je peux mourir en paix ».
Nous avions loué une petite maison et le samedi 19 nous sommes venus nous installer à Brompton où nous sommes encore. Ce jour-là nous avons eu le chagrin de nous séparer de Mlle Wisley que nous aimons tant et qui nous a été si dévouée aux jours de l’épreuve comme aux jours de la prospérité. Il y a eu bien des sacrifices pendant ces semaines et je ne veux pas compter tous les regrets. La première semaine que nous avons passée ici a été très calme ; notre bonne mère se portait assez bien et quoiqu’elle se trouvât un peu seule dans ce pays étranger, elle paraissait heureuse au milieu de nous. Cependant, à la fin de la semaine, elle commença à être fatiguée et à tousser ; son rhume nous inquiétait un peu. Mais le jeudi, comme elle était beaucoup mieux, nous étions très rassurés. Le mardi matin, en s’habillant, elle dit à Henriette : « Dépêche toi de m’habiller, je suis fatiguée, je veux m’asseoir ». Elle descendit dans le salon. Henriette et moi étions à nous habiller quand Mlle de Chabaud vient nous appeler, bonne-maman avait le frisson très fort et était très souffrante. Nous tâchons de la réchauffer. La journée se passe. À cinq heures le Dr. Holland que mon père avait envoyé chercher arrive. Il trouve que ce n’est pas très grave, mais dit cependant qu’il ne peut répondre de rien. La nuit Mlle de Chabaud et Henriette veillent bonne-maman. Elle était plutôt un peu mieux. Le Dr. Holland vient le mercredi vers midi. Il ordonne quelques petits remèdes pendant la journée. Bonne-maman qui avait pris notre chambre, se lève un peu et s’étend sur le canapé. Elle n’était pas plus mal. Dans la nuit du mercredi au jeudi, elle souffre assez de douleurs d’estomac et d’oppression. Nous étions très inquiets ; elle était agitée et quoique très patiente, ne se trouvait bien nulle part.
Miss Hallam[31] vient me chercher pour me promener le jeudi à deux heures et nous allons voir Mme Austin[32] ; elle revient avec nous à Brompton, toujours si bonne et si dévouée. À quatre heures le Dr. Holland vient. Il trouve notre mère plus mal et dit même à Mme Austin qu’il n’y a plus d’espoir. Tant d’angoisses et de chagrins avaient consumé le peu de forces physiques qui restaient à cette femme tellement éprouvée. C’était une lampe qui s’éteignait doucement. La nuit du jeudi au vendredi a été bien pénible. Mon père et Mlle de Chabaud ont veillé tour à tour. Bonne-maman souffrait d’une agitation très pénible. Pendant la nuit, Mlle de Chabaud lui répétait sans cesse quelque passage de la Bible ; elle lui lisait des psaumes, entre autres le psaume CXXI. Notre mère trouvait là la force et la soumission et elle dit à Mlle de Chabaud : « Je m’en vais bien heureuse ; je sais en qui j’ai cru. » Le vendredi, la vie s’en allait rapidement ; mais elle souffrait très peu et rien, rien au monde ne peut rendre l’expression de joie et de paix de sa figure. Elle nous voyait encore à deux heures ; elle appelait souvent Guillaume ; dans la vie, comme au moment de la mort, il était sa grande préoccupation. Jusqu’au dernier moment, elle a conservé toutes ses facultés, mais à quatre heures, elle ne voyait plus et n’entendait presque pas, cependant au moment où Mlle de Chabaud s’est approchée de son lit et lui a dit : « chère amie, vous me reconnaissez, n’est-ce pas ? Le Seigneur Jésus est avec vous ? ». Elle a entrouvert ses yeux mourants et son regard disait plus que toutes les paroles. Il y avait dans ce regard d’adieu une confiance et un bonheur indicibles ; il semblait pour ainsi dire qu’elle vit déjà ce Sauveur qui lui tendait les bras. À sept heures et demie elle s’est endormie au Seigneur et son dernier soupir a été si doux et si paisible que nous, qui étions tout près de son lit agenouillés en silence et nous recueillant en présence des anges de Dieu qui venaient emporter au Ciel l’âme de notre bienheureuse mère nous ne l’avons pas entendu. Henriette qui lui tenait la main, a pu seule saisir ce dernier soupir qui n’avait rien de pénible ni de douloureux. L’Esprit de Dieu était au milieu de nous, dans cette chambre de mort et quelque grande que fut l’épreuve, quelque pénible que fut la séparation, nous pouvions dire du fond du coeur « Heureux sont dès à présent les morts qui meurent au Seigneur. Oui, dit l’Esprit, car ils se reposent de leurs travaux et leurs oeuvres les suivent. ».
- Amable Voïart, née en 1798, devenue Mme Tastu en 1816, femme de lettres dont le premier recueil de poésies, de sensibilité romantique, a paru avec grand succès en 1826. FG la prit sous sa protection alors qu’elle côtoyait la misère. En 1840, elle remporta le premier prix de l’Académie française, qui avait mis au concours l’éloge de Mme de Sévigné.↵
- Les Lenormant étaient des proches de FG. Amélie Cyvoct, épouse de Charles Lenormant, a été élevée par sa tante, Juliette Récamier. Son mari était conservateur de la bibliothèque royale. Ils eurent trois enfants : Juliette, Paule et François.↵
- La Campagne des Banquets désigne une série d’environ 70 réunions organisées dans toute la France entre 1847 et 1848 par les réformateurs pour demander un élargissement du corps électoral et s’opposer aux décisions prises par le gouvernement conservateur de François Guizot. L’interdiction d’une de ces réunions, qui devait se tenir à Paris le 14 janvier 1848, est à l’origine de la révolution de février 1848 qui entraîna la chute de la Monarchie de Juillet et le départ du roi Louis-Philippe.↵
- Gouvernante anglaise de Pauline et Henriette.↵
- Le ministère des Affaires étrangères se trouvait 9 bd des Capucines.↵
- Auguste Génie, né en 1794, avocat toulousain, secrétaire général de la Haute-Garonne puis chef de cabinet de FG, ministre de l’Instruction publique à partir de 1832 et depuis lors son homme de confiance, maître des Requêtes au Conseil d’État.↵
- Fanny Guyot est la deuxième épouse du pasteur Jean-Henri Grandpierre, né en 1799, originaire de Neuchâtel, membre actif du courant évangélique et pasteur de l’Eglise réformée des Batignolles.↵
- Jean Victor Coste, né en 1807, médecin spécialiste d’embryologie, titulaire depuis 1837 de la chaire d’anatomie comparée au Muséum d’histoire naturelle, professeur d’embryologie au collège de France depuis 1844.↵
- Joachim Meurand était un camarade de classe de François, le fils aîné de FG, mort en 1837. Il resta lié aux Guizot toute sa vie.↵
- Maurice de Vaines, demi-frère de sa mère Eliza.↵
- Né en 1813, Edmond Herbet, secrétaire particulier de Guizot à l’ambassade de Londres en 1840, est depuis 1845 sous-directeur des affaires commerciales au ministère des Affaires étrangères.↵
- Comte Louis de Carné, né en 1804, entré dans la carrière diplomatique en 1825. Il fut député du Finistère de 1839 à 1848. Catholique libéral, politiquement proche de Molé mais rallié à FG en 1847, il collabore à la Revue des Deux Mondes et au Correspondant, qu’il avait contribué à fonder.↵
- Léonce Guilhard de Lavergne, né en 1809, nouveau député du Gers, sous-directeur et chef de bureau de l’Amérique et des Indes au ministère des Affaires étrangères.↵
- Camille Rousset, né en 1821, professeur d’histoire suppléant au collège de Bourbon, est répétiteur auprès des enfants de Guizot.↵
- Guillaume Libri, d’origine italienne, collaborateur de FG au ministère de l’Instruction publique, professeur de mathématiques au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, inspecteur général des bibliothèques, bientôt convaincu de vols de livres rares.↵
- René Amédée Hamon, né en 1814, auditeur de 1re classe au Conseil d’Etat en 1846, est détaché e, 1847 au cabinet du ministre des Affaires étrangères Guizot.↵
- Charles-Ignace Plichon, 1814-1888. D’abord avocat saint-simonien, il fut chargé par FG en 1841 d’une mission en Orient, puis élu député du Nord en 1846, où il a d’importantes affaires et maire d’Arras.↵
- Né en 1813, Louis Béhier, camarade de classe de François fils, était le médecin de famille des Guizot.↵
- John Lemoinne, né en 1815 à Londres de parents français, est entrée en 1840 au Journal des débats, où il est rédacteur en chef, chargé de la politique intérieure.↵
- François Lenormant, né en 1837, fils de M. et Mme Lenormant.↵
- Cornélis de Witt, né en 1829, camarade de collège de Guillaume, épousera Pauline en 1850.↵
- Rosine de Chabaud-Latour, née le 15 septembre 1794 à Nîmes, était très liée à Mme Guizot et l’avait assistée dans ses tâches éducatives auprès d’Henriette, de Pauline et de Guillaume. Pendant la Terreur, son père, Antoine de Chabaud-Latour, avait été caché avec André Guizot dans la maison des Bonicel. Ils s’enfuirent l’un et l’autre, mais André Guizot fut arrêté et guillotiné.↵
- Agé de 33 ans en 1848, Adrien Delahante (fils) avait fondé une banque à Paris et acquis des actions de la Compagnie des chemins de fer du Nord. Séduisant, il vivait en célibataire recherché (dont par la tragédienne Rachel). Son père, également prénommé Adrien, receveur général des finances du Rhône avait prété de l’argent à Louis-Philippe et était ami des Lamartine.↵
- Théobald-Émile Arcambal Piscastory, 1800-1870, député d’Indre-et-Loire depuis 1832, diplomate, ami de Guizot.↵
- Église luthérienne de la Rédemption.↵
- M. de Rabaudy est le chancelier, c’est-à-dire le secrétaire général, de l’ambassade de France à Londres. Il est déjà en poste quand Guizot devient ambassadeur. Après la révolution de 1848, il semble avoir été mis en disponibilité. En effet, en juillet 1849, Henry Reeve intervient auprès de Tocqueville ministre des Affaires étrangères pour qu’il soit réintégré dans la fonction publique.↵
- Alice Kennedy, fille du douzième comte de Cassilis, née en 1805, est l’épouse de John Peel, frère cadet de l’ancien Premier ministre. Elle est liée depuis longtemps avec Dorothée de Lieven et par là avec FG.↵
- Anthony Panizzi, né en 1787 près de Modène, ancien carbonaro installé en Angleterre depuis 1822, est entré au British Museum, dont il dirige la bibliothèque, en 1831. Il joue également un rôle politique.↵
- Eglé Paulé, fille du premier lit de la générale Jacqueminot, devenue Mme Duchâtel en 1839.↵
- Aimée de Mirbel, née en 1796, miniaturiste de grand talent, épouse de l’illustre botaniste Charles François de Mirbel.↵
- Julia Hallam est la fille d’Henry Hallam, historien anglais d’opinion libérale dont FG avait publié en 1828 une traduction de l’Histoire constitutionnelle d’Angleterre et qui était devenu, à l’occasion de l’ambassade de 1840 et surtout durant l’exil de 1848-1849, un ami très proche.↵
- Sarah Taylor, 1793-1867, épouse de John Austin, traductrice célèbre. Elle vécut en France de 1843 à 1848.↵