Lettres de François Guizot à sa fille Henriette
Vendredi 28 juin [1839] – 8 heures
Ma chère Henriette, je te ferai encore la guerre sur la ponctuation ; il n’y en a point, ou presque point dans tes lettres. Les phrases se suivent sans aucune distinction ni séparation, comme les mots d’une même phrase. Quand cela n’aurait d’autre inconvénient que de causer, à chaque instant, à la lecture de tes lettres, une sorte d’embarras et de surprise, il y aurait là une raison bien suffisante pour te corriger, et pour ponctuer comme tout le monde. Mais il y a une raison plus importante, et que tu comprendras, j’en suis sûr. Tu as l’esprit très prompt ; tu comprends et tu fais vite. Et dès que tu as compris ou fait une chose, tu ne t’arrêtes pas du tout ; tu veux passer à l’instant même à une autre. Voilà pourquoi tu ne ponctues pas. Toute ponctuation, virgule ou autre, marque un repos de l’esprit, un temps d’arrêt plus ou moins long, une idée qui est finie, ou suspendue, et qu’on sépare par une ligne, de celle qui la suit. Tu supprimes ces repos, ces intervalles ; tu écris comme l’eau coule, comme la flèche vole. Cela ne vaut rien, car les idées qu’on exprime, les choses dont on parle dans une lettre, ne sont pas toutes absolument semblables, et toutes intimement liées les une aux autres, comme les gouttes d’eau. Il y a, entre les idées, des différences, des distances inégales mais réelles ; et ce sont précisément ces distances, ces différences entre les idées que la ponctuation et les divers signes de la ponctuation ont pour objet de marquer. Tu fais donc, en les supprimant, une chose absurde ; tu supprimes la différence, la distance naturelle qu’il y a entre les idées ou les choses. C’est pourquoi l’esprit est étonné et choqué en lisant tes lettres ; le défaut de ponctuation répand, sur tout ce que tu dis, une certaine uniformité menteuse, et enlève aux choses dont tu parles, leur vraie physionomie, leur vraie place, en les présentant toutes d’un trait et comme parfaitement pareilles ou contiguës.
Mais voici qui est encore plus grave. C’est une qualité ma chère enfant, et une qualité précieuse que la promptitude d’esprit. Il y a tant de choses à apprendre, à voir et à faire dans la vie, et nous avons si peu de temps à y consacrer qu’on est très heureux d’avoir reçu de Dieu le don de cette rapidité, de cette facilité d’intelligence qui fait qu’on peut beaucoup comprendre et beaucoup faire en peu de temps, et par conséquent se mieux acquitter de la tâche de la vie. Mais toute qualité a un défaut qui lui correspond et dont il faut se défendre avec soin. S’il s’agissait du caractère, je te dirais que les personnes très énergiques manquent souvent de douceur, les personnes très courageuses de prudence. Cela ne vaut rien. Pascal ou La Bruyère, je ne me rappelle pas bien lequel, a dit quelque part : « Une vertu n’a tout son mérite et toute sa valeur que lorsqu’elle est accompagnée de la vertu contraire. Que la fermeté soit douce, que la douceur soit énergique. Il n’y a de bon et de beau que ce qui est complet, ce qu’on peut considérer et admirer en tous sens ».
Ce qui est vrai du caractère et de ses vertus, ma chère enfant, l’est également de l’esprit et de ses qualités. Il ne faut pas qu’une qualité devienne la source d’un défaut. Or la promptitude de l’intelligence peut amener la légèreté de l’attention. Quand on comprend aisément, on ne se donne pas toujours la peine de comprendre parfaitement. Quand on court très vite, on ne regarde pas, et par conséquent on ne voit pas tout ce qu’il y avait à regarder ou à voir sur la route. Précisément parce que tu as l’esprit facile et prompt, ma chère enfant, il faut que tu t’obliges à t’arrêter sur les choses, à les examiner avec soin, à ne pas te contenter de la connaissance qu’il en prend du premier coup. Sans cela, une grande partie de ce qu’il y a dans les choses t’échapperait ; tu ne saurais et tu ne ferais jamais rien parfaitement. Et une qualité naturelle et grande te ferait tomber dans une fâcheuse imperfection.
C’est par cette qualité naturelle de ton esprit que tu ne ponctues pas. Tu vas trop vite ; tu passes trop vite d’une chose à une autre, d’une idée à une autre. Tu ne te donnes pas le temps de saisir et de marquer leur différence, leur distance. Tout cela se fait à ton insu, sans que tu t’en doutes, par ta disposition et ta pente, sans intention ni volonté. Mais c’est précisément la disposition qu’il faut surveiller, même quand elle est bonne, car elle peut devenir mauvaise ; et une qualité ne vaut pour nous tout ce qu’elle peut valoir que lorsque nous avons acquis la qualité contraire.
En voilà bien long, ma chère Henriette. Mais tu sais que j’aime à causer avec toi. Et d’ailleurs on ne se corrige d’un défaut que lorsqu’on a bien reconnu d’où il vient et jusqu’où il pourrait aller. Prends un parti : ne laisse jamais partir une lettre sans la relire très attentivement, uniquement pour la ponctuer. Quand tu en auras pris une fois l’habitude, tu n’auras plus besoin d’en prendre le même soin, et tu verras qu’un jour l’exactitude de la ponctuation deviendra pour toi de la force d’attention.
Sur ce, adieu, ma chère entant. Je n’ai pour aujourd’hui rien de plus plaisant à te dire. Je ne fermerai ma lettre que lorsque j’aurai reçu la tienne, car je suppose que c’est de toi que j’en aurai une ce matin.