La première « entente cordiale » entre la France et l’Angleterre a pris forme par un geste symbolique très fort : la visite de la reine Victoria au roi Louis-Philippe entre le 2 et le 7 septembre 1843, au château d’Eu en Normandie. C’était la première fois depuis Henri VIII qu’un souverain britannique se rendait en France. Cette manifestation amicale était d’autant plus impressionnante que, trois années plutôt, les deux pays avaient été au bord de l’affrontement, à propos de la question d’Orient, et qu’un puissant ressentiment s’était ensuivi dans l’opinion publique des deux côtés de la Manche. La nomination d’un nouveau gouvernement le 29 octobre 1840, avec François Guizot aux Affaires étrangères, était apparue comme un premier signe d’apaisement. En août 1841 George Hamilton Gordon, comte d’Aberdeen, succédait au Foreign Office à Henry Temple, vicomte Palmerston, dans un cabinet conservateur dirigé par Robert Peel. La qualité des relations entre Londres et Paris s’améliora bientôt. En effet, l’amitié affichée entre les deux souverains, qui se manifesta par la visite rendue par le roi des Français à la reine d’Angleterre à Windsor en octobre 1844, et encore un passage éclair de Victoria à Eu en septembre 1845, prit toute sa dimension par les liens de plus en plus étroits que le ministre bourgeois tissa avec le grand seigneur écossais. C’est à ce dernier que revient l’expression, en octobre 1843, de « A cordial good understanding », à laquelle Louis-Philippe en décembre, dans le discours du Trône inspiré par Guizot, fit écho en parlant de « sincère amitié » et d’esprit de « cordiale entente ». Victoria, devant le Parlement, se servit en février 1844 des mêmes expressions. L’entente cordiale n’était pas une alliance consacrée par un traité, mais un état d’esprit ainsi défini par le ministre français le 22 janvier 1844 : « Sur certaines questions, les deux pays ont compris qu’ils pouvaient s’entendre et agir en commun, sans engagement formel, sans aucune aliénation d’aucune partie de leur liberté. » Elle reposa bientôt sur une démarche originale : les deux collègues établirent entre eux une correspondance privée, à l’insu de leurs collègues, de leurs parlements et de leurs agents diplomatiques, dont l’objectif est ainsi formulé par Guizot dans une lettre à Aberdeen du 9 mars 1844 : « Nous voulons au fond les mêmes choses. Donc nous pouvons nous tout dire. Nous sommes d’honnêtes gens. Donc nous pouvons toujours nous croire. » Et c’est bien ce qu’ils firent, jusqu’au départ d’Aberdeen en juin 1846. Cette méthode leur permit de résoudre des difficultés et de surmonter des crises qui auraient pu dégénérer : le droit de visite des navires respectifs pour empêcher la traite négrière ; le protectorat établi par la France sur Tahiti, avec ce qu’on a appelé « l’affaire Pritchard », qui déchaîna les passions des deux côtés ; l’intervention française au Maroc ; les rivalités entre ambassadeurs à Athènes et à Madrid… Chaque fois, les contacts personnels entre les deux ministres, par des explications entre hommes parfois très franches, parvinrent à éteindre l’incendie et préserver la paix, qui était le socle de leur politique. Il leur fallut pour cela braver les attaques de l’opposition parlementaire, et parfois l’incompréhension de leurs propres amis politiques. Tandis qu’Aberdeen était accusé de « baiser la terre devant l’allié français », son collègue était flétri du sobriquet de « lord Guizot ». Une question particulièrement sensible, les mariages de la jeune reine d’Espagne Isabelle et de sa sœur alors que la France et l’Angleterre étaient depuis longtemps concurrentes à Madrid, paraissait résolue par un juste compromis lorsque Peel fut renversé en juin 1846. Palmerston succédant à Aberdeen choisit alors l’épreuve de force avec Paris. Guizot, qui avait un contentieux ancien avec lui, releva le défi, et, non sans brutalité, fit conclure les mariages espagnols à l’avantage de la politique française. En octobre, l’entente cordiale était enterrée. Reste que jamais plus la France et l’Angleterre ne se feront la guerre.
Enfin, l’entente cordiale fut à l’origine, entre Guizot et Aberdeen, d’une véritable et profonde amitié qui, chez Guizot plus expansif, prit un tour affectueux, voire passionné : « Tout à vous du fond de l’âme », concluait-il une lettre de juillet 1846. En 1847, ils échangèrent leurs portraits qu’ils accrochèrent dans leurs salons respectifs. Cette belle relation, jamais altérée un seul instant, dura jusqu’à la mort d’Aberdeen en 1860. « Il m’aimait et je l’aimais », écrit alors Guizot. « Une amitié vraie, intime, je dirais volontiers tendre s’il fallait dire cela entre hommes. »