Lorsque, le 8 novembre 1828, Eliza Marguerite Andrée Dillon épouse, au Temple de l’Oratoire puis à l’église de la Madeleine, François Guizot, le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’entre pas dans l’inconnu. Née en 1804, l’enfant n’avait pas huit ans lorsque son mari d’aujourd’hui devenait son oncle par alliance en épousant sa tante Pauline de Meulan. Et cet oncle lui était d’autant plus proche qu’elle avait elle-même perdu son père en 1807. Eliza était en effet la fille aînée d’Henriette de Meulan, de deux ans plus jeune que sa sœur Pauline, et de Jacques de la Croix Dillon, d’ascendance irlandaise, ingénieur hydraulicien qui enseignait à l’École centrale et s’illustra en construisant le Pont des Arts à Paris. Henriette Dillon se remaria en 1814 avec le préfet Jean-Marie Devaines, dont la famille était très liée aux Meulan depuis la fin de l’Ancien Régime. Ils eurent un fils en 1815, Maurice, exact contemporain du jeune François Guizot. Si l’on ajoute qu’Eliza avait une sœur cadette, prénommée également Pauline, avec laquelle elle était aussi étroitement liée que sa mère l’était avec sa propre sœur, et que tout ce monde vivait à peu près ensemble, on comprendra que Guizot, veuf depuis août 1827, n’était pas allé chercher bien loin sa seconde femme.
Dans l’esprit du XVIIIe siècle qui habitait les Meulan, Eliza et sa sœur Pauline, qui deviendra en 1831 Mme Decourt, avaient reçu une excellente éducation morale, intellectuelle et artistique, dont l’aînée, plus douée, avait tiré le meilleur parti. Elle eut à la mettre en œuvre dès 1823, lorsqu’à la mort de sa mère, elle prit en charge le ménage de son beau-père Devaines et de son demi-frère Maurice, dans la même maison qu’habitaient les Guizot, rue Saint-Dominique. Elle nourrissait alors un fort penchant pour Charles de Rémusat, qui ne le sut jamais et qui au contraire, dans ses Mémoires, a laissé d’elle à cette époque un long portrait assez contrasté : « On l’admirait fort dans sa famille, et l’on se battait les flancs pour la trouver jolie. Ce qu’elle était réellement, c’était admirablement douée pour apprendre. Sa facilité, sa mémoire, sa promptitude de conception, son aptitude au travail était remarquable. » Aussi était-elle, rue Saint-Dominique, une sorte d’attraction pour les jeunes gens qui fréquentaient Guizot, et de séduction pour les moins jeunes, comme l’érudit Claude Fauriel qui la regardait tendrement. Lorsque sa tante entra dans la maladie qui devait l’emporter, Eliza devint la véritable maîtresse de maison, et le resta après la mort de cette dernière, tout en devant composer avec la rude Mme Guizot mère. De plus elle faisait mieux qu’aider son oncle dans la préparation de ses cours en Sorbonne, repris en avril 1828, et dans la rédaction de la Revue française, créée par Guizot en janvier de la même année, où, grande lectrice elle-même, elle s’occupait particulièrement de la recension des livres.
« Eliza, c’était Pauline jeune », écrira Guizot. S’il est invraisemblable que Pauline de Meulan ait sur son lit de mort mis symboliquement la main d’Eliza dans celle de Guizot, ce dernier s’avisa neuf mois plus tard que la jeune femme qu’il côtoyait depuis si longtemps avait tout pour lui plaire. La passion s’enflamma de part et d’autre, et fut consommée précisément le 23 juin 1828. Le mariage suivit en novembre, apportant un peu d’argent à Guizot, en particulier la maison de la rue de La Ville-L’Évêque qui devint leur demeure. Il fut heureux, bien plus encore que ne le décrit Rémusat : « Elle était d’humeur égale, elle l’aimait, elle était fière de lui ; et lui, de son côté, l’aimait avec une sorte de fatuité qui pouvait faire sourire, mais qui s’alliait à une affection véritable. » Ce bonheur, qui s’exprime comme toujours chez Guizot par une correspondance assidue et frémissante, correspond à ses années de plus grande réussite : figure de proue de l’opposition à la fin du règne de Charles X, député du Calvados, acteur majeur de la Révolution de 1830, ministre, tout cela en cinq années. Eliza jouissait de ces succès dont elle partageait chaque moment, se faisant toute à tous, et d’abord à ses filles, Henriette et Pauline, nées en 1829 et 1831, mais aussi aux amis et aux relations de son mari désormais très en vue. Elle faisait le bien autour d’elle, très engagée dans des actions charitables, en particulier lors de l’épidémie de choléra de 1832. Le garçon qu’elle attendait, Guillaume, naquit le 11 janvier 1833, sous les yeux attendris de son demi-frère François et de Mme Guizot mère. Six semaines plus tard, frappée d’une fièvre puerpérale, Eliza commençait de perdre l’esprit, elle qui l’avait eu si fort et si plein, et mourut dans la nuit du 11 mars. « Le mardi 12, je l’ai ensevelie moi-même dans son suaire. Le mercredi 13, à 3 heures, je l’ai déposée et arrangée dans sa bière. Personne ne l’a vue après moi. » Guizot s’était-il consolé de la mort de Pauline ? De celle d’Eliza, en tout cas, il ne se consola point. Elle était jeune, intelligente et bonne, il la croyait belle, il avait tout perdu.
Le 19 juin, le préfet des Deux-Sèvres transmettait à Guizot un poème à la mémoire d’Eliza, composé par Élise Moreau, dix-huit ans :
« Dieu de bonté, pourquoi rappeler de la terre
Celle qui promettait tant de jours de bonheur
Au tendre époux, à l’heureux père
Dont sa mort a brisé le cœur ? »