« Mes deux filles sont très unies », écrit Guizot en 1838. « Tout est commun entre elles. » Henriette et Pauline, prénoms repris aux sœurs de Meulan, ont alors neuf et sept ans.
Quarante ans plus tard, Henriette s’adresse à ses deux filles Marguerite et Jeanne : « Vous aimerez-vous jamais comme nous nous sommes aimées, ma Pauline et moi ? ». Il n’y a guère de jours où elles ne se parlèrent pas, de vive voix ou par lettre. Le couple d’orphelines, éduquées ensemble et avec grand soin par les mêmes personnes, principalement Mme Guizot mère et sa jeune amie plus instruite, Rosine Chabaud-Latour, grandies dans les mêmes lieux, partageant la même gouvernante, la toute britannique Miss Wisley, fuyant ensemble à Londres en février 1848, était aux yeux du monde comme au sein de leur famille les inséparables demoiselles Guizot. Aussi fut-ce sans surprise que, à deux mois d’intervalle et par l’office du même pasteur Grandpierre, elles épousèrent à Paris en 1850 les frères Conrad et Cornélis de Witt, qui eux aussi faisaient la paire. Elles élevèrent ensuite leurs enfants ensemble durant les grands étés passés au Val-Richer, et toute séparation était pour elles une déchirure. En février 1874, Pauline mourut, atteinte elle aussi aux poumons, dans les bras d’Henriette qui fut la dernière à la voir vivante, et qui prit dès lors en charge les plus jeunes enfants de sa sœur.
Elles étaient pourtant bien différentes, « l’aînée supérieure à la cadette » écrit encore Guizot. De fait c’est Henriette qu’il préféra, et elle est aussi la mieux connue, par l’importance de sa correspondance et l’abondance de sa production littéraire, parce qu’elle vécut trente-quatre ans de plus que Pauline et parce que ce sont ses descendants qui ont entretenu la mémoire familiale. Aux yeux de son père, Henriette était la réincarnation d’Eliza Dillon, y compris physiquement, et l’attachement qu’elle lui portait, exprimé dès l’âge de 9 ans –« Je passerai toute ma vie avec toi »- et qui confinait à l’adoration, ne se démentit jamais. Dans l’autre sens, Henriette devint très tôt indispensable à son père, comme maîtresse de maison lorsqu’il recevait au ministère, comme aide dans ses travaux intellectuels, comme administratrice du Val-Richer, dont elle dirigeait la logistique et tenait la comptabilité. Outre sa robuste intelligence, elle acquit par là un esprit de sérieux qui n’était pas celui de Pauline, plus espiègle, meilleure musicienne, de santé plus fragile aussi. Sa proximité avec Guizot s’accrut encore, si c’était possible, durant la période de l’exil londonien, de mars 1848 à juillet 1849, où elle avait la responsabilité matérielle et affective de son père, de sa sœur et de son frère Guillaume. Ce fut en un sens, dit-elle, le moment le plus heureux de sa vie, celui aussi où elle renforça son tropisme anglais, acquérant la pleine maîtrise d’une langue que, comme Pauline et même Guillaume, elle connaissait déjà, avec l’italien et l’allemand.
Elle trouva en Conrad de Witt, de cinq ans plus âgé qu’elle, un compagnon certes pieux et distingué, mais qui n’était pas à sa mesure. Selon leur petit-fils Jean Schlumberger, Pauline et Henriette auraient dû intervertir leurs maris. Issus d’une excellente famille hollandaise, leur père avait été naturalisé français en 1806 et nommé sous-préfet d’Amsterdam. Des deux orphelins eux aussi, Conrad était moins doué pour les choses de l’esprit que son cadet de quatre ans Cornélis, préférant les travaux manuels et les exercices de plein air à la lecture et à l’écriture dont sa femme était prodigue. Guizot était enchanté de ses gendres : « Vous avez votre frère et vous, écrit-il à Cornélis, réalisé mes rêves et dépassé mes ambitions. » Mais c’était de ceux de ses filles qu’il s’agissait d’abord ! Il semble que l’union de Pauline et de Cornélis, qui mena une belle carrière dans le secteur financier et industriel avant d’être élu député du Calvados en 1871 et membre du gouvernement en 1874-1875, ait été heureuse de bout en bout, avec sept enfants à la clé dont le plus jeune fut prénommé François. Le mariage d’Henriette fut frappé dès l’entrée par la perte à quatre mois d’une petite Élisa, qui marqua durement et durablement sa mère, Guizot offrant alors aux parents éplorés la consolation d’un séjour de plusieurs mois à Rome. Lorsque, en 1855, Conrad, Henriette et leurs filles Marguerite et Jeanne s’installèrent complètement au Val-Richer, l’atmosphère put paraître parfois pesante à Henriette, qui ne pouvait pas complètement s’exprimer avec son mari taiseux, même s’il ne fait aucun doute qu’elle lui resta toujours tendrement attachée, et qu’elle s’impliqua fortement dans son élection au conseil général du Calvados puis, en 1885, à la députation. Alors qu’elle s’épuisait en travaux multiples, lui prétendait transformer le domaine en exploitation modèle, et les innovations technologiques introduites à grands frais suscitèrent bientôt de redoutables difficultés d’argent, d’autant que Conrad était naturellement dépensier. Ce furent pour finir leurs gendres Paul et Léon Schlumberger qui sauvèrent la famille de la ruine.
C’est pour faire face aux nécessités financières qu’Henriette se lança très tôt, outre ses tâches de secrétaire de son père, dans la production littéraire. Alternant romans et contes moraux avec récits historiques, elle publia sous le nom de Mme de Witt née Guizot, entre 1854 et 1904, près d’une centaine d’ouvrages. S’y ajoutent de nombreuses traductions de l’anglais, parfois avec Pauline et Cornélis, en particulier Shakespeare et Dickens, et quelques éditions de texte. Elle trouvait encore du temps et de l’énergie pour des activités caritatives, faisant ouvrir une salle d’asile pour enfants démunis non loin du Val-Richer, créant un ouvroir dans une commune voisine, et fondant à Paris en 1882, avec des amies, l’Oeuvre des détenues libérées, dans la ligne de Guizot qui s’était toujours préoccupé de la condition carcérale.
Surtout, elle se voua à la mémoire de son père. Après avoir achevé, après sa mort, l’Histoire de France racontée à mes petits-enfants, qu’ils avaient conçue ensemble, elle entreprit de classer archives et correspondances, et publia deux volumes qui furent longtemps les seuls témoignages directs sur la personnalité de Guizot, M. Guizot dans sa famille et avec ses amis (1880), Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis (1884). La deuxième fille d’Henriette, Jeanne Schlumberger, pour laquelle, toute petite, son grand-père éprouvait une dilection particulière, vécut jusqu’en 1944. Elle était le dernier membre de la famille à avoir connu François Guizot.